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Se­lon une thè­se ac­cré­di­tée, l’aventure his­to­rique de l’humanité en ma­tiè­re re­li­gieu­se se­rait par­tie de l’animisme. Cet­te re­li­gion est la plus pri­mi­ti­ve que nous connais­sions. Pour l’animiste, le mon­de vi­si­ble n’est qu’une ap­pa­ren­ce der­riè­re la­quel­le se ca­chent des es­prits. Chaque ob­jet ma­té­riel est ha­bi­té par une âme qui cau­se son com­por­te­ment, tout com­me ana­lo­gi­que­ment l’âme ani­me le corps. Par­ce qu’elle igno­re l’explication ob­jec­ti­ve des phé­no­mè­nes, la re­li­gion ani­mis­te dé­ve­lop­pe une vi­sion super­sti­tieu­se de la ré­ali­té et plon­ge l’esprit hu­main dans un mon­de de peurs et de ser­vi­li­té. D’au­tre part, en amal­ga­mant le mon­de des es­prits à la ma­tiè­re, cet­te re­li­gion pa­ve la voie au pan­théis­me et au poly­théis­me aux­quels ad­hè­re en­co­re ac­tuel­le­ment une pro­por­tion im­por­tan­te de la po­pu­la­tion mon­dia­le.

Au sommet du Mont Sinaï, on trouve aujourd’hui une chapelle reliée au monastère Ste-Catherine du sixième siècle ( photo CNS/Norbert Schiller).

La re­li­gion ani­mis­te, quant à el­le, ré­gres­se au ryth­me de l’assimilation des peu­pla­des pri­mi­ti­ves à la cul­ture contem­po­rai­ne. El­le ne ré­sis­te pas à une confron­ta­tion à l’esprit scien­ti­fique et au dé­ve­lop­pe­ment des connais­san­ces ob­jec­ti­ves. El­le ne fait pas bon mé­na­ge non plus avec les concep­tions re­li­gieu­ses mono­théis­tes à la poin­te de la ci­vi­li­sa­tion mo­der­ne qui dis­tin­guent ra­di­ca­le­ment l’esprit de la ma­tiè­re.

À la frontière de la conception animiste

L’expérience re­li­gieu­se qu’ont vé­cue les Hé­breux au dé­sert se si­tue à la fron­tiè­re de la concep­tion ani­mis­te de la ré­ali­té tout en s’en dé­mar­quant suf­fi­sam­ment pour in­spi­rer le dé­ve­lop­pe­ment éven­tuel du mono­théis­me, c’est-à-di­re la foi en un seul Dieu. Il s’agit d’un évé­ne­ment char­niè­re dans l’histoire de ce peu­ple qui ar­ti­cu­le le pas­sa­ge d’une per­cep­tion ma­té­ria­lis­te de la di­vi­ni­té à une concep­tion plus spi­ri­tuel­le.

D’après une no­te de la Bi­ble de Jé­ru­sa­lem (Ex 19,16), le ré­cit de la théo­pha­nie (manifestation visible de Dieu au Si­naï) a été com­po­sé prin­ci­pa­le­ment à par­tir de deux sour­ces qui at­tri­buent à l’événement deux contex­tes bien dif­fé­rents. La pre­miè­re sour­ce si­tue l’Apparition de Yah­vé dans le ca­dre d’un vio­lent ora­ge de mon­ta­gne com­me il peut s’en pro­dui­re dans la par­tie nord d’Israël de tra­di­tion élo­his­te. «Dès le ma­tin, il y eut des coups de ton­ner­re, des éclairs et une épais­se nuée sur la mon­ta­gne… Moï­se par­lait et Dieu lui ré­pon­dait dans le ton­ner­re» (Ex 19, 16 et 19).

La deuxiè­me sour­ce dé­crit l’événement com­me une érup­tion vol­ca­nique. La tra­di­tion yah­vis­te, éta­blie dans la par­tie sud du pays à pro­xi­mi­té des vol­cans au nord de l’Arabie, est à l’origine de ce comp­te-ren­du. «La mon­ta­gne du Si­naï était tou­te fu­man­te, par­ce que Yah­vé y était des­cen­du dans le feu; la fu­mée s’en éle­vait com­me d’une four­nai­se et tou­te la mon­ta­gne trem­blait vio­lem­ment» (Ex 19, 18; cf. 24, 15-18; Dt 4, 11-12; 5, 23-24; 9, 15).

Re­mar­quons que si l’éruption est at­tri­buée à la des­cen­te de Dieu du fir­ma­ment pour Se po­ser «au som­met de la mon­ta­gne» (Ex 19, 20), el­le n’est pas confon­due avec Lui. Yah­vé des­cend dans le feu mais Il n’est pas le feu. Il par­le dans le ton­ner­re mais Il n’est pas le ton­ner­re. Sa Pré­sen­ce est dis­tinc­te des phé­no­mè­nes na­tu­rels que son ap­pa­ri­tion dé­clen­che. C’est cet­te dis­tinc­tion qui dé­marque dans un pre­mier temps les Is­raé­li­tes du re­lent ani­mis­te.

Un au­tre point qui dé­mon­tre une dis­tan­cia­tion par rap­port à la men­ta­li­té re­li­gieu­se pri­mi­ti­ve, c’est le fait que Moï­se «dé­li­mi­te le pour­tour de la mon­ta­gne» (Ex 19, 12) pour sé­pa­rer l’apparition divine et le peu­ple, qui doit res­ter en bas et pas mê­me tou­cher à la mon­ta­gne sous pei­ne de mort. Voi­là un dé­but de fron­tiè­re tra­cée en­tre le sa­cré et le pro­fa­ne. L’animiste ne fait pas une tel­le dis­tinc­tion puisque, pour lui, tout est sa­cré et ha­bi­té par des pré­sen­ces sur­na­tu­rel­les.

En­fin, la mon­ta­gne ne dé­tient pas son sta­tut sa­cré par el­le-mê­me mais à cau­se de la Pré­sen­ce di­vi­ne. Yah­vé n’est pas la mon­ta­gne, Il n’est pas fait de ma­tiè­re, Il n’est pas une ido­le in­ani­mée mais un Être vi­vant qui par­le et exi­ge des com­por­te­ments bien pré­cis du peu­ple qu’Il adop­te.

Cet­te re­la­tion pri­vi­lé­giée pré­vien­dra le peu­ple hé­breux de s’engager sur la voie du poly­théis­me ou du pan­théis­me. L’expérience du Si­naï amor­ce­ra plu­tôt pour lui —et pour l’humanité, éven­tuel­le­ment— l’«ap­pren­tis­sa­ge» d’un nou­veau concept re­li­gieux, l’aiguillage dans un fi­lon d’évolution qui au­ra le vent du de­ve­nir dans les voi­les: le mono­théis­me.

Les deux versions

Le sens his­to­rique sans pré­cé­dent de la théo­pha­nie du Si­naï étant dé­ga­gé, re­ve­nons à la ques­tion des deux si­tes dé­crits dans l’Exode com­me ca­dre de l’événement. Où faut-il le si­tuer: dans les mon­ta­gnes du nord d’Israël pour être consis­tant avec la des­crip­tion de l’ouragan de la tra­di­tion élo­his­te ou en Ara­bie pour l’éruption en ac­cord avec la tra­di­tion yah­vis­te?

Cet­te inter­ro­ga­tion, qui risque d’être ju­gée im­per­ti­nen­te par ce­lui qui s’en tient à une lec­ture littérale de la Bi­ble, four­nit l’occasion de mieux com­pren­dre les condi­tions de ré­dac­tion des Écri­tures. Les ré­cits bi­bliques en gé­né­ral, et ce­lui-là en par­ti­cu­lier, ont été trans­mis ora­le­ment d’une gé­né­ra­tion à l’autre, sou­vent pen­dant plu­sieurs dé­cen­nies, voi­re mê­me des siè­cles, avant d’être mis par écrit.

Or, dans la tra­di­tion ora­le, cha­cun ra­con­te les faits his­to­riques à sa ma­niè­re, les dé­crit avec les mots qu’il a et dans le contex­te de vie qu’il connaît. Et pour évo­quer l’apparition du Créa­teur de l’univers, ne se doit-on pas d’utiliser les ex­pres­sions les plus sai­sis­san­tes que l’on puis­se trou­ver et le contex­te le plus im­pres­sion­nant que l’on soit ca­pa­ble d’imaginer?

C’est pour­quoi les conteurs du nord ont dé­crit un vio­lent ora­ge et ceux du sud, une érup­tion. Dans un pre­mier temps, cha­cu­ne des tra­di­tions a fi­ni par met­tre par écrit sa ver­sion de l’histoire. Et ce sont ces «frag­ments», dans un deuxiè­me temps, dont le ou les ré­dac­teurs de l’Exode se sont ser­vis pour abou­tir au ré­cit que nous avons aujourd’hui sous les yeux.

La «brise légère»

Si donc nous te­nons comp­te de ces contin­gen­ces de ré­dac­tion, nous de­vrons conve­nir que la tem­pê­te ou l’éruption sont des ou­tils lit­té­rai­res uti­li­sés par les ré­dac­teurs pour illus­trer la trans­cen­dan­ce de Dieu dont la ma­ni­fes­ta­tion au ni­veau de la na­ture pro­dui­rait des ca­ta­clys­mes. Ces ima­ges sont ce que les au­teurs ont pu trou­ver de mieux pour ex­pri­mer la Super-Ré­ali­té di­vi­ne, qui dé­pas­se tou­te com­pré­hen­sion. Ré­ali­té d’un au­tre or­dre —l’ordre sur­na­tu­rel— qui, de no­tre point de vue contem­po­rain, n’a en fait stric­te­ment rien à voir ni avec une tem­pê­te ni une érup­tion vol­ca­nique.

Ce qui lais­se pen­dan­te la ques­tion de sa­voir ce qui s’est vrai­ment pas­sé au Si­naï. À ti­tre ex­plo­ra­toi­re, je pro­po­se deux hypo­thè­ses. La pre­miè­re est que Dieu a pu souf­fler à l’oreille de Moï­se «le bruit d’une bri­se lé­gè­re» (1 Ro 19, 12) pour lui in­spi­rer la Loi et les Com­man­de­ments. En d’autres mots, Il a pu sim­ple­ment par­ler au cœur de Moï­se sans mise en scè­ne spec­ta­cu­lai­re. Le pro­phè­te avait un tel em­pi­re sur le peu­ple qu’il était par­ve­nu à li­bé­rer de la ser­vi­tu­de d’Égypte que ce der­nier a cru en lui et lui a obéi com­me por­te-pa­ro­le de la vo­lon­té di­vi­ne.

La «bri­se lé­gè­re», c’est l’effet de la Pré­sen­ce de Dieu qu’Élie a dé­cou­vert quelques siè­cles plus tard sur le mê­me lieu, après que le mono­théis­me soit par­ve­nu à fai­re plus am­ple­ment son che­min dans la men­ta­li­té et la cul­ture du peu­ple hé­breu. Le pro­phè­te a mar­ché qua­ran­te jours pour par­ve­nir à l’Horeb, la mon­ta­gne où Dieu était ap­pa­ru à Moï­se, dans l’espoir de ré­édi­ter et ré­ac­tua­li­ser la théo­pha­nie. Contre tou­tes ses at­ten­tes, il a dû se ren­dre à l’évidence que Dieu n’était pas dans l’ouragan à fen­dre les mon­ta­gnes, qu’Il n’était pas non plus dans le trem­ble­ment de ter­re ni dans le feu. Mais dès qu’il en­ten­dit la bri­se, «il se voi­la le vi­sa­ge avec son man­teau» (1 Ro 19, 11-13) pour ne pas mou­rir en re­gar­dant Yah­vé pas­ser.

Non cer­tes que Dieu au­rait vou­lu cau­ser sa mort. Les An­ciens af­fir­maient qu’on ne pou­vait voir Dieu sans mou­rir (cf. Dt 5, 26; Ex 33, 20). Ils de­vi­naient que no­tre fra­gi­le struc­ture char­nel­le ne pour­rait ré­sis­ter à la contem­pla­tion d’un Dieu qui trans­cen­de le créé.

Mise en scène

Ma deuxiè­me hypo­thè­se se veut une conces­sion aux pro­jec­tions anthro­po­mor­phiques qui ca­rac­té­ri­sent le Pen­ta­teuque. El­le sug­gè­re que Dieu au­rait vou­lu Se ma­ni­fes­ter au mi­lieu d’une na­ture dé­chaî­née pour adap­ter Son en­sei­gne­ment à un peu­ple ré­bar­ba­tif qui avait be­soin de coups d’éclat pour être tou­ché. Par une mise en scè­ne dra­ma­tique, Il au­rait ain­si in­spi­ré une crain­te op­por­tu­ne au «peu­ple à la nuque rai­de» (Ex 32, 9) qu’Il s’était choi­si dans le but de le re­dres­ser de ses mau­vais pen­chants et de le fai­re avan­cer sur le che­min de la vie.

Ain­si, en se ma­ni­fes­tant ré­el­le­ment dans le ca­dre d’un phé­no­mè­ne na­tu­rel vio­lent, Dieu (ou ce pour­rait-il que ce soit Moï­se qui au­rait pu pro­fi­ter de cir­cons­tan­ces mé­téo­ro­lo­giques im­pres­sion­nan­tes pour conso­li­der son auto­ri­té?) au­rait agi un peu com­me un pa­pa qui, en bon pé­da­go­gue, sait se fai­re crain­dre et si­mu­le la co­lè­re au be­soin pour s’assurer de l’obéissance de son fils ché­ri.

C’est d’ailleurs ce que lais­se en­ten­dre Moï­se lorsqu’il dé­cla­re au peu­ple sai­si de frayeur de­vant les phé­no­mè­nes ca­ta­clys­miques: «Ne crai­gnez pas. C’est pour vous met­tre à l’épreuve que Dieu est ve­nu, pour que sa crain­te vous de­meu­re pré­sen­te et que vous ne pê­chiez pas» (Ex 20, 20).

La peine de mort

Cet­te hypo­thè­se ne ré­sout pas un pro­blè­me, pour­tant. Quel bon pa­pa irait jusqu’à me­na­cer son en­fant de mort s’il osait tou­cher aux cailloux de son jar­din? C’est bien ce que Dieu au­rait dé­cré­té à l’intention du peu­ple hé­breu par l’intermédiaire de Moï­se. «Gar­dez-vous de gra­vir la mon­ta­gne et mê­me d’en tou­cher le bord. Qui­conque tou­che­ra la mon­ta­gne se­ra mis à mort. Per­son­ne ne por­te­ra la main sur lui; il se­ra la­pi­dé ou per­cé de flè­ches, hom­me ou bê­te, il ne vi­vra pas» (Ex 19, 12-13).

Dif­fi­ci­le à pren­dre aujourd’hui un châ­ti­ment aus­si ra­di­cal pour moins qu’une pec­ca­dille… et mê­me pour rien du tout (1). Est-il pos­si­ble que Dieu ait vrai­ment inter­dit de tou­cher à un ro­cher, fut-il sa­cré, sous pei­ne de mort? «Tou­tes les mon­ta­gnes sont à Lui», chan­te un psau­me. Au­rait-Il de la pré­di­lec­tion pour tel­le mon­ta­gne par­ti­cu­liè­re? N’est-ce pas avant tout pour les hu­mains, de quelque temps et cul­ture qu’ils soient, qu’Il ré­ser­ve sa pré­di­lec­tion?

Là en­co­re, il ne fau­drait pas pren­dre la Bi­ble au pied de la let­tre mais lais­ser plu­tôt une gé­né­reu­se part aux bal­bu­tie­ments hu­mains dans la connais­san­ce de Dieu. L’interdiction de tou­cher à une pier­re du Si­naï sous pei­ne de mort est à met­tre sur le comp­te des ta­bous et inter­dits ir­ra­tion­nels qui re­lè­vent de l’ignorance ani­mis­te.

Pour la qua­si to­ta­li­té des hom­mes et des fem­mes d’aujourd’hui, de tel­les contrain­tes sont in­hu­mai­nes et in­sen­sées. Or, Ce­lui qui a fait l’homme à son ima­ge, se­rait-Il moins hu­main que l’homme? Si donc l’interdiction de tou­cher à la mon­ta­gne était plus adap­tée à la men­ta­li­té des contem­po­rains de Moï­se, ce n’est pas par­ce que Dieu, qui est im­mua­ble, a chan­gé. C’est l’homme qui a chan­gé et, consé­quem­ment, sa concep­tion de Dieu et ses rap­ports avec Lui.

No­te:

1 La pei­ne ca­pi­ta­le est qua­si le seul châ­ti­ment que connais­se le Pen­ta­teuque, pour les fau­tes les plus gra­ves aux plus lé­gè­res… et mê­me pour des ac­tes qui ne se­raient pas du tout consi­dé­rés com­me des fau­tes aujourd’hui. Com­me le fait d’approcher du lieu sa­cré de la De­meu­re du Té­moi­gna­ge (Lv 1, 50) ou d’avoir des re­la­tions conju­ga­les pen­dant les mens­trua­tions (Lv 20, 18) ou de ramasser du bois le jour du sabbat (Nb 16, 32-36). Il est ce­pen­dant à no­ter que c’est in­va­ria­ble­ment par la main de l’homme que la la­pi­da­tion était exé­cu­tée… au nom de Dieu. Il y a en­co­re de nos jours des zé­lés qui exé­cu­tent des in­no­cents au nom de Dieu. Ces «châ­ti­ments» comp­tent par­mi les atro­ci­tés et les hor­reurs les plus abo­mi­na­bles que l’homme cruel et mé­chant ait pu in­ven­ter. Qui vou­drait en­co­re sou­te­nir qu’ils sont or­don­nés par Dieu? Ne re­lè­vent-ils pas plu­tôt de la vi­sion dé­for­mée qu’impose l’idéologie d’un or­dre so­cial théo­cra­tique plus pro­pre à ser­vir, en dé­fi­ni­ti­ve, les in­té­rêts de Sa­tan que ceux du vrai Dieu?  (Lire la suite, septième article)

N. B. Cette série d’articles est tirée de Pour discerner l’action de l’Esprit, publié en 1998 aux Éditions Spirimédia.

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