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« La femme vit que l’arbre était bon à manger et séduisant à voir et qu’il était, cet arbre, désirable pour acquérir le discernement. Elle prit de son fruit et mangea. Elle en donna aussi à son mari, qui était avec elle, et il en mangea » (Gn 3, 6).

À première vue, le scribe de la Genèse attribue à la femme la responsabilité de la chute originelle de l’humanité. C’est elle qui délibère avec le serpent et c’est encore elle qui prend l’initiative de manger le fruit interdit. Toute la question est de savoir pourquoi l’auteur lui réserve le rôle central du drame qui se joue !

Quant « à son mari », il semble étranger au débat. Si bien que le rédacteur est contraint de préciser que son silence ne doit pas être interprété comme une absence. Il « était avec elle », note-t-il. Sa complicité est encore soulignée du fait que ce n’est qu’à la suite de la manducation du fruit par l’homme que leurs yeux « à tous deux s’ouvrirent » (Gn 3, 7) selon ce qu’avait prédit le serpent : « Vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux ».

Cette insistance sur l’implication du couple en tant que tel, infirme l’interprétation abusive de la lettre, selon laquelle le sexe féminin serait la principale cause de la dégradation morale de l’humanité.

Le sexe “faible”

Traditionnellement, on a pu encore interpréter que le tentateur s’adresse à la femme pour aborder l’humanité par son côté le plus vulnérable. De là à conclure que le sexe dit “faible” est moins bien pourvu sur tous les plans que le sexe masculin, il n’y a qu’un pas. Les cultures patriarcales ont allègrement exploité ce préjugé en confinant le sexe féminin à un rôle de dépendance et un statut social mineur.

Le mythe biblique contredit en fait la minorisation ontologique accolée au sexe féminin depuis toujours. Car la femme y apparaît très délurée et rationnelle, décidée et capable d’initiative. Elle démontre une aptitude à s’engager dans un débat de fond cependant que son mari semble indifférent aux graves enjeux en cause. Son silence le fait voir comme un homme mou, sans colonne vertébrale. Il se soumet sans un mot à la décision de sa femme. S’il fallait absolument comparer les potentialités des sexes à partir du drame originel, ce serait plutôt l’homme, le maillon faible du couple.

Régression sensorielle

Mais encore, le glissement du rationnel au sensoriel relevé dans l’article précédent ne devrait-il pas confirmer une certaine faiblesse intellectuelle de la femme ? On se souviendra que le fait de déterminer l’action sur la base de la beauté perçue par les sens – ce que l’arbre « séduisant à voir » indique – plutôt que sur l’interdiction adressée à la rationalité, constitue une régression de niveau sur l’échelle qualitative de la vie. La provenance du tentateur, d’ailleurs, « le plus rusé de tous les animaux des champs que Yahvé Dieu avait faits » (Gn 3, 1), n’indiquerait-elle pas aussi que la chute originelle constitue un recul de l’humanité vers le palier animal ?

Dans ce cas, ne serait-ce pas la composante animale de la structure humaine – l’organisme physique – qui serait responsable du péché ? Et si l’on devait interpréter le récit comme relatant un événement historique, on devrait alors tenir compte du fait que l’acquisition de la rationalité, au tout début de l’humanité, a sûrement été très graduelle. De sorte que, pendant des siècles, les éclairs du génie rationnel ont pu percer sporadiquement, à peine au-dessus des déterminismes de l’instinct animal. Tout comme l’âge de raison de l’enfant – qui va de pair avec la responsabilité morale – est atteint après plusieurs années de croissance, de même le processus de passage du deuxième au troisième palier de la Maison de la vie[1], celui de la conscience réfléchie, a pu s’étaler sur des millénaires.

Dans un tel contexte biologique, le glissement du rationnel au sensoriel aurait été d’autant plus excusable qu’il se produit encore de nos jours chez la masse des humains en dépit de centaines de milliers d’années d’évolution. Un constat déculpabilisant pour un premier couple tout juste émergé de la condition animale. Vue sous l’angle de l’évolution biologique, leur faute serait alors compréhensible, sinon même inévitable. Serait-il plausible que le Créateur leur aurait imposé l’énorme responsabilité de déterminer par un seul acte la condition pécheresse du genre humain tout entier ? Un tel fardeau inspirerait de la compassion plutôt que de la culpabilité envers le couple originel, devenu en quelque sorte victime de son progrès évolutif.

Cette considération miséricordieuse contraindrait toutefois à nuancer – ou même, peut-être, à déphaser – le péché, dit “de nos premiers parents”, en tant que faute morale commise au tout début de l’Histoire et transmise de génération en génération dans l’humanité de tous les temps[2]. Mais elle ne justifierait pas pour autant le préjugé d’une rationalité moins développée chez le sexe féminin sous le fallacieux prétexte que la Bible aurait attribué l’initiative du faux pas originel à une première femme.

La mission masculine

Une relecture de l’ensemble des deux récits de la création débouche sur une tout autre conclusion. Par la mise en scène “féministe”, le rédacteur inspiré par l’Esprit Saint révèle en effet que c’est la partie spirituelle de l’humanité qui est responsable de la chute et non la composante biologique. Il fait jouer le premier rôle à la femme pour signifier que c’est l’intériorité humaine qui en est affligée. Soit « l’haleine de vie », le souffle vital, l’âme. Non le corps !

Si l’initiative de manger le fruit interdit avait été attribuée à l’homme plutôt qu’à la femme, la chute aurait pu être interprétée comme relevant en définitive de la responsabilité divine – ce que le rédacteur tient absolument à exclure – ayant été provoquée sous l’influence des conditions extérieures. La forme physique de tous les organismes vivants incluant l’humanité – on s’en souvient – est créée à partir de la glaise, c’est-à-dire à partir d’une matière que le Créateur modélise par le médium de l’évolution biologique. Or, dans le plan créateur, la vocation particulière du sexe masculin se joue là, à l’extérieur, comme le signale d’entrée de jeu l’auteur du mythe.

Au temps où Yahvé Dieu fit la terre et le ciel, il n’y avait encore aucun arbuste des champs sur la terre et aucune herbe des champs n’avait poussé, car Yahvé Dieu n’avait pas fait pleuvoir sur la terre et il n’y avait pas d’homme pour cultiver le sol » (Gn 3, 4b).

L’auteur inspiré soutient ici implicitement que les conditions de la vie terrestre ont été voulues par le Créateur pour que l’humanité puisse y exercer sa mission de « cultiver le sol », c’est-à-dire de susciter son propre développement en apprivoisant et harnachant la nature terrestre. Une fonction qui est aussi soulignée dans le premier récit : « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-là » (Gn 1, 28).

La mission d’“emplir” et de “soumettre” la Terre est dévolue plus spécifiquement au sexe masculin parce qu’il est pourvoyeur des nécessités matérielles indispensables au maintien, à la croissance et au développement de la vie terrestre. C’est pourquoi la vocation de l’homme s’exerce prioritairement dans l’extériorité où il est appelé à collaborer par son travail au projet du Créateur, en cours de réalisation dans le temps[3].

La mission féminine

Tandis que le « soyez féconds, multipliez » fait allusion à la vocation de la femme. Elle symbolise l’intériorité du fait que lors de l’enfantement, le sexe féminin porte une vie nouvelle à l’intérieur du corps. Cette mission de la femme, associée au fluide vital invisible – et donc à la conscience intérieure –, est d’une grande noblesse et dignité. Ce que reconnaît l’homme lors de l’expulsion d’Éden en donnant son nom à la femme : « L’homme appela sa femme Ève parce qu’elle fut la mère de tous les vivants » Gn 3, 20). Ève ne donne pas naissance aux morts, comme on devrait s’attendre après la chute (cf. Gn 2, 16-17), mais aux vivants. Sa mission maternelle est encore soulignée en conclusion du récit.

L’homme connut Ève, sa femme, elle conçut et enfanta Caïn et elle dit : “J’ai acquis un homme de par Yahvé” » (Gn 4, 1).

Ève ne dit pas qu’elle est devenue mère par son mari, ce qui est l’évidence mise de l’avant dans ce verset, mais « par Yahvé ».  Elle signale par là que son pouvoir féminin d’engendrer « un homme » provient du Dieu intérieur. Ainsi, par sa maternité, elle collabore aussi, et d’une manière plus éminente encore que l’homme, avec le Créateur, la véritable Source de toute vie.

Fermeture intérieure

On peut maintenant comprendre la raison pour laquelle l’auteur attribue à la femme le premier rôle. Car la décision de manger le fruit défendu implique une certaine fermeture de la conscience à l’intériorité. Pour passer outre à l’interdit, le couple a dû faire taire la conscience en se projetant au dehors pour agir sans tenir compte de la Volonté créatrice, mettant ainsi le couvercle sur la relation intime avec le Créateur.

L’on sait que l’injonction divine n’était pas due à une décision arbitraire du Créateur. Elle servait de balise à une évolution sous sa protection. Dieu avait aménagé l’Éden intérieur précisément pour permettre aux humains d’évoluer à l’abri des chocs aléatoires qui surviennent inévitablement sous la férule des lois qui conditionnent la matérialité.

En cédant à la tentation d’expérimenter le bien et le mal par les sens ouverts sur la dimension extérieure de la réalité, ils ont implicitement renoncé à une conscience intérieure centrée sur la Présence divine. Ils se sont détournés de la Source qui les aurait rendus invulnérables aux secousses et revers provenant du monde physique.

La désobéissance à Dieu a donc plongé l’humanité dans le contexte de matérialité que le Créateur voulait précisément lui éviter.  Elle a eu pour effet de réduire la conscience au champ balayé par les sens et elle transposait le développement humain personnel et collectif sur la base d’une extériorité coupée de la Source intérieure.

Cette extroversion donnait dès lors naissance à un MONDE[4] dans lequel le MOI peut se constituer en autonomie mais au prix de s’aliéner du JE de l’être. Un MONDE artificiel axé sur l’AVOIR plutôt que l’ÊTRE, sur l’exploitation objective de la MATIÈRE au détriment du développement subjectif de l’ESPRIT, sur le POUVOIR « des dieux » plutôt que sur le SERVICE de Dieu, sur la jouissance désordonnée des SENS plutôt que sur l’intensification qualitative de la VIE.

L’historicité en question

Il devient clair, derrière la mise en scène tragique de la chute, que c’est du genre humain tout entier qu’il est question. Car depuis la nuit des temps, chaque individu de notre espèce est structuralement contraint de se constituer un MOI pour prendre place en ce MONDE et parvenir à s’imposer dans l’environnement humain. Ce qui fait que chaque conscience se trouve conditionnée par l’orientation litigieuse amorcée par le premier couple.

On dit ce couple “originel” dans le sens qu’il aurait vécu au début historique de l’humanité. Mais ne conviendrait-il pas plutôt de l’entendre dans un sens qui transcende le temps et l’espace, celui d’une “provenance” sur-historique parallèle à la dimension surnaturelle puisque l’agir de ce couple mythique chapeaute tous les temps du genre humain ?

Ceci dit, non pour faire planer le doute sur l’existence de cette faute. Mais, contrairement à ce que l’imagination incite à concevoir, ce péché n’a pas été perpétré au passé. Il est bel et bien consommé par l’humanité présente, comme la violence contre-nature de l’homme contre l’homme, qui sévit sur la Terre à notre époque plus qu’à tout autre, le démontre.

Par le mythe biblique, l’Esprit Saint révèle que Dieu ne peut être tenu responsable du mal causé par ce péché initial, à la racine de tous les péchés. Car du Créateur ne peut émaner que le bien.

La question reste de savoir comment ce cancer destructeur a été introduit dans le déroulement de l’Histoire ! Par un couple – devenu subitement humain à l’âge adulte – qui a décidé de se prendre en main en toute indépendance de l’Auteur de la vie ? Par une population primitive à l’abordage des valeurs de civilisation ou en quête de cohérence rationnelle ?

Est-il vraiment indispensable de tenir mordicus à l’historicité pour préserver l’intégrité du dogme chrétien[5] ? Comment savoir ce qui s’est véritablement passé au tout début de notre espèce ? L’étude archéologique des fossiles ne peut rien dire en ce qui concerne l’évolution de la conscience morale des humains.

En regard de la paléontologie, toutefois, une nouvelle approche théologique pourrait sans doute  projeter un éclairage inattendu sur le côté sombre du profil humain. L’hypothèse voudrait que la condition pécheresse qui affecte le genre humain tout entier n’ait pas été transmise d’une génération à l’autre à la manière d’une tare génétique. Elle se perpétuerait dans la foulée de la création artificielle au PRÉSENT d’un MONDE inhumain qui s’enfonce de plus en plus dans des ténèbres d’ignorance de Dieu et de violence endémique contre-nature[6].

À suivre

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Notes

[1] Voir les illustrations graphiques du 2oe article intitulé La tentation à https://www.ac3m.org/?p=10973.

[2] Ce qui resterait à voir dans un prochain article.

[3] Ce projet vise l’établissement du Règne de Dieu, “monde nouveau” parfaitement accompli en vue d’une humanité immortelle.

[4] Le MONDE, dans le sens johannique, constitué sur la base des trois convoitises : « la convoitise de la chair, la convoitise des yeux et l’orgueil de la richesse » (1 Jn 2, 15), convoitises qui se ramènent à la sensorialité désordonnée, au pouvoir despotique et au « malhonnête argent ».

[5] Cette question est soulevée dans le 25e entretien, intitulé L’origine biologique humaine de mon ouvrage L’évolution de l’Alpha à l’Oméga (disponible en format papier et numérique à https://www.ac3m.org/?page_id=6174). Je reproduis ci-dessous quelques passages qui évoquent le problème doctrinal et sa possible solution.

« Le recours à la subjectivité pour expliquer la chute peut même s’harmoniser – mais non sans quelques difficultés – avec l’hypothèse d’une origine polygénique de l’humanité. Selon cette théorie avancée par des scientifiques, l’humanité aurait émergé graduellement d’une population et non d’un premier couple. Bien que Pie XII ait reconnu la légitimité de l’hypothèse de l’évolution et laissé aux catholiques la liberté d’y adhérer ou non, il a toutefois censuré celle du polygénisme.

Mais quand il s’agit d’une autre vue conjecturale qu’on appelle le polygénisme, les fils de l’Église ne jouissent plus du tout de la même liberté. Les fidèles en effet ne peuvent pas adopter une théorie dont les tenants affirment ou bien qu’après Adam il y a eu sur la terre de véritables hommes qui ne descendaient pas de lui comme du premier père commun par génération naturelle, ou bien qu’Adam désigne tout l’ensemble des innombrables premiers pères. En effet on ne voit absolument pas comment pareille affirmation peut s’accorder avec ce que les sources de la vérité révélée et les Actes du magistère de l’Église enseignent sur le péché originel, lequel procède d’un péché réellement commis par une seule personne Adam et, transmis à tous par génération, se trouve en chacun comme sien.” (Pie XII, encyclique Human generis (1950).

« À première vue, le sort de l’hypothèse du polygénisme semble réglé pour le croyant, étant rejetée péremptoirement d’autorité. Pourtant, Pie XII laisse une certaine ouverture en vue d’un approfondissement de la question lorsqu’il dit qu’« on ne voit pas comment » accorder ce concept avec la Révélation. Le fait de ne pas “voir” sur le coup ne laisse-t-il pas ouverte la possibilité qu’on puisse “voir” un jour ? »

« (…)  On peut donc relativiser l’opinion voulant que la faute originelle « procède d’un péché réellement commis par une seule personne, Adam, et transmis à tous par génération ». Le principal litige de cette formulation, à ce qui me semble, c’est la transmission d’un péché, fût-il originel, « par génération ». Car ce qui est transmis de génération en génération, c’est la chair et les os du corps, n’est-ce pas ? Soit le côté physique, l’une des deux composantes de la personne humaine, l’autre élément étant l’esprit ou l’âme.

« Or, nous savons que ce sont les gènes qui déterminent les caractères physiques des personnes, de sorte que l’héritage d’un péché commis au tout début de la lignée humaine et transmis par génération impliquerait la possibilité de détecter le gène responsable de la tare, et même, la possibilité d’intervenir pour corriger le défaut. Ce qui aurait de graves conséquences pour la révélation chrétienne en rendant caduque la rédemption du genre humain par le Christ.

« D’autre part, à cause de cette défectuosité héréditaire, aucun humain ne serait pleinement responsable d’actes mauvais puisque toutes les fautes tireraient leurs racines d’une tare génétique exerçant une inévitable contrainte sur la liberté. Il y a plus encore. Un péché originel transmis à toute l’humanité par voie des générations impliquerait que la tare génétique qui en découlerait aurait été introduite dans le génome humain par un couple d’adultes parvenus à la jouissance d’une pleine liberté morale. Ce qui fait problème. Car leur péché aurait eu un effet sur leur descendance sans qu’ils en soient eux-mêmes génétiquement affectés puisque le génome de chaque être humain est fixé et déterminé lors de la conception.

« Cet argument permet de comprendre que la transmission du péché originel « par génération » ne s’accorde pas au fait que ce sont uniquement les caractères physiques de la structure humaine que les parents transmettent comme héritage biologique et non une condition spirituelle. La création de l’âme et des qualités morales qui lui sont attribuées relève, elles, directement de Dieu, comme d’ailleurs Pie XII le soutient dans cette même encyclique ».

[6] Le Baptême chrétien, assumé et vécu, permet d’échapper à la destination finale du MONDE constitué dans l’Histoire à la suite de l’égarement originel.

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