Au laboratoire de la vie,
un savant découvre la compassion
Un homme de science avec un coeur! Un savant animé d’une grande foi! Un érudit à genoux! Xavier Le Pichon. Géologue, il a plongé maintes fois au fond des océans pour explorer les replis secrets de notre planète; chrétien, il s’est laissé submerger par la souffrance humaine avec Mère Teresa et Jean Vanier pour qu’en émerge un sens.Auteur de plusieurs ouvrages scientifiques, il a publié en 1997 un livre passionnant, écrit pour un vaste public, des savants à l’homme de la rue, des croyants aux incroyants: «Aux racines de l’homme. De la mort à l’amour» (1). Il y raconte l’évolution de la vie, tant sous l’éclairage des découvertes scientifiques les plus récentes qu’à la lumière des réponses que l’Évangile propose aux inquiétudes du coeur de l’homme.
P.B.: Comment conciliez-vous le fait scientifique de l’évolution et le dogme de la création? Comment Dieu peut-Il être Créateur si l’univers s’est progressivement structuré par voie d’évolution?
Xavier Le Pichon: Même pour la théologie traditionnelle, il n’y a pas de problème. C’est la distinction entre Cause première et causes secondes qui permet de répondre à cette question.
P.B.: Si je vous comprends bien, Dieu est notre Créateur parce qu’Il est la Cause première de tout ce qui existe et donne aux réalités une capacité d’être qu’elles ne détiennent pas en elles-mêmes. Mais l’acte créateur n’empêche pas le fait, par exemple, que nos parents soient secondairement la cause de nos corps. Lorsque nous parlons d’évolution, c’est donc seulement au niveau de l’enchaînement de ces causes secondes qu’il s’agit!
X.L.P.: Saint Thomas d’Aquin disait qu’on pouvait concevoir une création éternelle. Ce qui compte pour le dogme de la création, c’est qu’il y ait l’acte créateur. Mais ça n’implique pas nécessairement qu’il y ait eu un commencement.
P.B.: Ne pourrait-on pas dire que Dieu accomplit un seul acte créateur, parce qu’Il est Un et éternel, et que cet acte unique s’étale pour nous successivement dans le temps? Présentement, ne sommes-nous pas tous à l’intérieur de cet acte créateur, à un moment précis d’un geste divin qui part du commencement et est orienté vers une fin que nous n’apercevons pas encore?
X.L.P.: Dieu est le Créateur de toutes choses mais Il ne les crée pas toutes faites ni dans l’état où nous sommes à l’heure actuelle. Il y a une préparation et toute une évolution. Dieu a préparé la création pendant très longtemps —on sait que c’est plus de dix milliards d’années— et Il laisse les choses aboutir selon leur cours naturel jusqu’à nous.
Nous recevons de Lui, en quelque sorte, un héritage qu’Il nous confie et que nous modifions. C’est un fait que l’homme a profondément modifié la terre. Je pense que Dieu nous fait tellement confiance qu’Il nous confie une création que nous devons, en collaboration avec Lui, faire grandir.
Nous avons donc un rôle de co-créateur. Dans la même logique que saint Paul nous dit que nous avons un rôle de co-rédempteur, puisque nous achevons ce qui manque aux souffrances du Christ —parole incroyable—, je pense que Dieu, qui nous aime et a un immense respect pour nous, nous met dans la situation de co-créateur. Il nous confie cette terre qui a encore besoin d’évoluer et que nous devons faire grandir pour qu’elle soit un lieu d’amour.
Dans ce sens-là, l’évolution, c’est beaucoup plus beau que la conception d’une création déjà toute faite. Je pense qu’on doit comprendre l’évolution comme un effet du respect que Dieu a de notre liberté.
P.B.: Est-ce qu’on pourrait dire que Dieu, dans son rôle de Créateur, fait se faire les choses? Ne donne-t-Il pas l’énergie, la poussée initiale de l’être, pour que les choses se fassent d’elles-mêmes?
X.L.P.: Oui, mais Il intervient continuellement. Selon une opinion de la théologie, si l’Esprit Saint n’était pas présent en permanence pour animer la création, elle s’effondrerait.
Ce qui n’empêche pas les causes naturelles que l’Église a toujours reconnues dans son enseignement. Cette nature, Dieu nous l’a confiée pour que nous parvenions à la comprendre. Dans la Genèse, Dieu dit à l’homme: «Remplissez la terre et soumettez-là». Ça veut dire, la soumettre au règne de l’amour mais en se servant de notre intelligence, de notre volonté, de notre force.
Je crois que c’est une grande grâce de notre temps, et aussi un grand danger, que nous ayons la possibilité pour la première fois dans l’histoire d’entrer dans une compréhension des mécanismes de la nature et de savoir comment elle a évolué. Ça peut nous aider à prendre conscience de l’immense amour que Dieu a eu pour nous en prenant tout ce temps pour préparer notre venue sur terre.
Quand on pense que le corps de Jésus, ce corps ressuscité qui est maintenant au ciel, est fait avec des particules qui ont été formées au sein des étoiles, il y a entre cinq et dix milliards d’années… Et il en est de même pour chacun d’entre nous. Ça m’émeut toujours de penser que les atomes, les molécules qui me constituent, ont pris leur origine au sein des étoiles qui ont explosé, ont dispersé leurs éléments et sont recombinées dans nos corps. Je trouve que, pour quelqu’un qui a un peu le sens de la contemplation, ça agrandit les perspectives.
P.B.: Pour parler plus précisément de l’évolution de l’homme, est-ce que la science peut dire à partir de quel moment l’humanité est apparue dans l’évolution des primates? Y a-t-il un critère qui permette de préciser le point de rupture entre l’animal et l’homme, quelque part entre l’australopithèque et l’homo sapiens? Ou bien l’homme serait-il arrivé sur la terre à la suite d’une évolution si progressive qu’il est impossible de tracer une ligne de démarcation?
X.L.P.: C’est une question extrêmement difficile. Vous savez que les scientifiques actuels, que ce soient les sociologues, les généticiens, les paléontologues, ont de plus en plus de mal à voir une différence radicale entre l’homme et le chimpanzé. Avec le chimpanzé, nous partageons 99 % du même patrimoine génétique. Selon certains scientifiques, on a fait traditionnellement une distinction abrupte entre l’animal et l’homme parce qu’on ne veut pas qu’il y ait de ressemblance.
P.B.: L’homme renierait ses origines biologiques? Pourtant, Aristote l’a défini comme un animal, raisonnable. certes, mais un animal, tout de même?
X.L.P.: En tout cas, ce n’est pas facile de tracer une ligne de démarcation au plan scientifique. Prenons le critère de la capacité réflexive, par exemple. Un test extrêmement simple pour évaluer cette capacité, c’est de se regarder dans un miroir et de se reconnaître.
Quand on met un perroquet pendant trois ans devant un miroir, il continue à se battre contre le perroquet d’en face. Là c’est clair, il n’a pas du tout de capacité réflexive. Mais vous prenez un chimpanzé, il se reconnaît à partir de l’âge de deux ans. Un bébé humain se reconnaît probablement autour d’un an. Donc, la conscience réflexive n’est pas propre à l’homme.
Un autre critère pour distinguer l’homme de l’animal serait le langage. Mais on s’est aperçu que les chimpanzés sont capables d’un langage assez élaboré. Il y a des controverses à ce sujet. Ce qui est certain, c’est qu’ils communiquent, qu’ils ont un vocabulaire, et même qu’ils inventent des mots et sont capables d’une syntaxe, de faire des phrases. Le chimpanzé a une inventivité qui est grande mais il n’a pas la capacité d’articuler. Chez l’homme, cette capacité d’articuler lui vient du réarrangement de la gorge de manière à dégager les cordes vocales.
Toutefois, il y a chez l’homme une particularité qui n’existe pas chez l’animal et que les psychologues ont identifiée comme étant la capacité de projection dans le temps. L’homme est capable de regarder le passé et de considérer le futur. Et donc de s’imaginer petit bébé et de se voir âgé. Donc aussi, de se reconnaître dans l’autre et dans les situations de l’autre, de savoir qu’il va mourir, de voir dans celui qui souffre un autre soi-même. Là, on voit que l’homme a développé une capacité absente chez les animaux les plus évolués.
Pour ma part, je trouve qu’il y a un autre critère très simple qui montre que les sociétés humaines sont radicalement différentes d’une société animale. C’est celui de la prise en charge des «inutiles» au plan biologique: la personne qui naît handicapée et ne peut pas vivre toute seule.
Quand j’ai fait une conférence à ce sujet au Collège de France au mois de décembre dernier, des collègues paléontologues ont cité à l’appui de ma thèse le cas d’ossements de plus de cent mille ans d’une personne née profondément handicapée et qui était absolument dépendante pour sa survie de son entourage. Elle avait trente ou quarante ans.
Déjà à cette époque, la société humaine prenait soin d’un petit enfant handicapé et le soutenait pendant trente ou quarante ans. Quarante ans, c’était la vieillesse. À la même époque, on trouve des tombes, qui sont de vraies tombes. On enterrait les corps. Aucun animal ne fait ça.
Donc on voit que la société humaine s’occupe des petits. Et en plus, elle fait quelque chose de tout à fait étonnant: elle s’occupe de ceux qui sont apparemment un poids pour la société. Et si elle ne s’en occupe pas, il y a comme quelque chose qui déchire l’homme intérieurement qui fait qu’il se détruit et devient violent.
La compassion, c’est l’invention humaine par excellence. Que la société dans son ensemble prenne charge de ceux qui n’ont pas la possibilité de contribuer au bien commun, ça c’est une invention exclusive de l’homme.
P.B.: L’Église enseigne le monogénisme, c’est-à-dire que l’humanité tout entière serait issue d’un seul couple. Les faits scientifiques semblent plutôt démontrer le polygénisme. L’homme serait apparu graduellement dans une population déjà installée au plan démographique et, peut-être même, à plusieurs endroits géographiques en même temps. Est-il possible de réconcilier ces points de vue?
X.L.P.: Une première chose. Autant que je sache, le monogénisme n’est pas un dogme. Pie XII est intervenu à ce sujet pour dire que l’Église recommandait cette opinion. Mais il n’a pas dit que ceux qui pensaient autrement étaient hérétiques.
Un deuxième point. Il est vrai que la plupart des scientifiques pensent que le monogénisme est très peu probable. Mais il n’est pas totalement exclu. La raison en est que les petits groupes évoluent plus rapidement. L’évolution se fait en général dans un petit groupe qui s’isole et se modifie à toute allure.
Darwin avait remarqué que dans les îles du Pacifique, il y avait des races d’oiseaux qui avaient évolués dans tous les sens et avec une rapidité incroyable. C’est dû au fait que ce sont de toutes petites îles. Si au contraire vous avez un gros continent où les oiseaux passent leur temps à se mélanger entre eux, le changement est beaucoup plus lent.
De la même manière, l’homme a pu évoluer très rapidement au début de l’humanité. Mais depuis qu’il a ouvert les frontières et les continents, certainement qu’il s’ensuit une stabilisation et des changements beaucoup moins rapides. Quand on brasse tout et qu’on mélange tout, ça stabilise les changements et ralentit les mutations.
Notes:
1- LE PICHON, Xavier, Aux racines de l’homme. De la mort à l’amour. Presses de la Renaissance, Paris 1997, 289 pages, 29,95$. Disponible à la Librairie Spirimédia.
(Lire la suite, deuxième article)
N.B.: Cet article a été publié dans le tabloïd L’INFORMATEUR catholique, 18 avril 1999.