Le Cheikh Mohamad Nokkari, juge sunnite libanais, expose sa vision de l’islam de France et la figure commune de la Vierge Marie.
par Mathilde Rambaud
Cheikh Mohamad Nokkari est à l’initiative de l’instauration de l’Annonciation comme jour férié interreligieux au Liban. Musulman sunnite très investi dans le dialogue interreligieux depuis plusieurs années au Liban, ce juge et professeur de droit à Beyrouth, Dubaï et Strasbourg a également été directeur général de Dar El Fatwa, le principal organisme de la Direction des affaires religieuses sunnites au Liban. Dans les années 2000, il a activement participé à l’instauration de la Solennité de l’Annonciation comme fête nationale islamo-chrétienne chômée au Liban.
Comment vous est venue l’idée d’instaurer une nouvelle fête nationale au Liban, rassemblant chrétiens et musulmans ?
Cheikh Mohamad Nokkari : En 2008, alors que j’intervenais lors de la cérémonie de la fête de l’Annonciation à l’église de Notre-Dame de Jmahour au Liban, je suis sorti de mon texte et me suis adressé au Comité nationale de dialogue : « L’école a la fête des enseignants, la famille a la fête des pères et des mères, le Liban a la fête de l’indépendance, les musulmans et les chrétiens ont leurs fêtes spécifiques, pourquoi n’instaurerait-on pas une fête commune pour les musulmans et les chrétiens ? ». J’ai été surpris car, dès le lendemain, le gouvernement se réunissait et acceptait cette proposition. Le Premier ministre a définitivement adopté cette idée en 2010 et est allé rencontrer le pape Benoît XVI pour annoncer la nouvelle depuis le Vatican. L’Annonciation est alors devenue officiellement jour de fête nationale férié.
Pourquoi avoir choisi cette fête de l’Annonciation ?
Cheikh Mohamad Nokkari : Initialement, j’avais proposé une autre fête mariale, celle de l’Immaculée Conception, le 8 décembre. Seule Marie pouvant rassembler les musulmans et les chrétiens, je voulais une fête de la Vierge. Mais j’ai réalisé que ni les orthodoxes ni les protestants, ne reconnaissant ce dogme, n’accepteraient de se joindre à nous. J’ai donc proposé à notre comité Ensemble autour de Marie l’idée de célébrer l’Annonciation, ce que tout le monde a immédiatement acceptée. Le récit de l’Annonciation se trouve d’ailleurs dans le Coran et dans la Bible. Nous l’avons célébrée pour la première fois en 2007, alors que ce jour n’était pas encore officiel, et les cérémonies ont été retransmises en direct à la télévision !
Comment cette initiative a-t-elle été accueillie au Liban ?
Cheikh Mohamad Nokkari : Les avis étaient partagés. Certains croyants, chrétiens ou musulmans, s’y sont opposés. Des manifestations ont été organisées à l’initiative de quelques leaders musulmans. J’ai moi-même reçu des menaces et ai dû démissionner de mes postes de directeur général de Dar El Fatwa (le principal organisme de la Direction des affaires religieuses sunnites au Liban, ndlr) et de chef de cabinet du grand mufti. Beaucoup d’amis ont coupé toute relation avec moi, de nombreuses personnes m’ont fui, mais j’ai résisté. Je me suis dit que l’amour de la Sainte Vierge remplaçait tout cela. Elle a souffert pendant sa mission, ceux qui vont choisir cette démarche interreligieuse doivent savoir qu’ils peuvent également souffrir et je suis prêt à endurer davantage s’il le faut pour que cette unité triomphe.
Selon vous, n’y a-t-il que Marie qui puisse rassembler chrétiens et musulmans ?
Cheikh Mohamad Nokkari : Lors d’une conférence à Jamhour, j’ai rencontré un chrétien qui m’a demandé si nous pouvions prier ensemble. Je lui ai répondu : « Oui, il n’y a que Marie qui puisse nous réunir et autour de qui nous pouvons faire quelque chose
ensemble ». C’est ainsi que nous avons créé le comité Ensemble autour de Marie ayant deux coprésidents, moi-même et Nagy Khoury. Mais il y a énormément d’autres points communs entre l’islam et le christianisme ! Si nous commençons à ouvrir la porte, nous en trouverons beaucoup d’autres. À Guingamp, il existe depuis 1954 un pèlerinage islamo-chrétien qui a lieu tous les ans le dernier dimanche de juillet. Cette histoire peut nous servir pour aller encore plus loin avec d’autres figures que Marie. Le 25 décembre par exemple, les chrétiens célèbrent Noël, la naissance, même symbolique, de Jésus. Les musulmans pourraient la célébrer également. Il faudrait aussi qu’il y ait aussi une ouverture des chrétiens vers l’islam avec, pourquoi pas, l’acception de la fête de l’Aïd al-Kabïr, la commémoration du sacrifice de son fils par Abraham. C’est une fête qui pourrait tout à fait convenir aux chrétiens, une tradition issue du judaïsme. Il faut engager le peuple, pas seulement les institutions : c’est ce que nous faisons au Liban avec la fête de l’Annonciation justement.
Quelles sont les actions concrètes que vous avez mises en place en dehors de ce rassemblement annuel du 25 mars ?
Cheikh Mohamad Nokkari : Quand j’étais directeur général de Dar Al Fatwa, j’ai participé aux préparatifs de la rédaction d’un manuel religieux pour les écoles publiques. Le projet consiste à ce que les communautés chrétiennes composent ces manuels et, à la fin de chaque partie, que les musulmans écrivent un chapitre sur l’islam. Et pour les écoles musulmanes, la même chose se fait avec les chrétiens. Ainsi, l’enfant, qu’il soit musulman ou chrétien, apprend à connaître la religion de l’autre. Nous avons également créé au Liban une institution regroupant des représentants de toutes les communautés pour défendre les atteintes à la moralité publique. Il faut aussi que le peuple libanais nous voie ensemble. Quand nous nous déplaçons dans la rue, nous sommes les uns à côté des autres. Physiquement, les passants voient que les chrétiens et les musulmans marchent ensemble. L’amitié entre un imam et un prêtre peut porter beaucoup de fruits. À chaque fois que je reçois une demande d’interview, je propose aux journalistes d’avoir également l’avis des chrétiens et je les amène dans les églises. Cela les interpelle que ce soit un musulman qui le propose. Il existe depuis des années, au sein de l’université jésuite Saint-Joseph (à Beyrouth, ndlr), le Centre d’études islamo-chrétien. Dans cet institut, les cours sont enseignés à double voix, par un cheikh et un prêtre. Les étudiants bénéficient ainsi d’une double formation.
Depuis cinq ans, nous avons créé la Rencontre islamo-chrétienne pour les hommes d’affaires avec l’aide de l’Uniapac (Union internationale chrétienne des dirigeants d’entreprise, une fédération d’associations réunissant plus de 15 000 patrons chrétiens provenant de 30 pays, ndlr). Nous y parlons de sujets économiques car sur ces points, musulmans et chrétiens ont une vision commune. En 2013, lors de la dernière rencontre internationale, 500 personnalités étrangères sont venues à Beyrouth dont trois anciens Premiers ministres européens, le PDG d’Airbus, les présidents de chambres du commerce de plusieurs pays, le cardinal Sarah, etc.
En tant que musulman sunnite libanais, quel message souhaitez-vous faire passer aux chrétiens de France ?
Cheikh Mohamad Nokkari : Tout d’abord, je voudrais leur redire que l’islam n’est pas éloigné du christianisme. La religion musulmane, depuis 15 siècles, défend de nombreux dogmes communs au christianisme dont la virginité de la Vierge Marie. Dans le Coran, il est dit que les amis les plus proches des musulmans sont les chrétiens. Par exemple, dans la sourate de la Table servie (S5), il y est écrit : « Tu trouveras certainement que les Juifs et les associateurs (ceux qui ont cru en plusieurs dieux) sont les ennemis les plus acharnés des croyants (les musulmans). Et tu trouveras certes que les plus disposés à aimer, les croyants, sont ceux qui disent : « Nous sommes chrétiens ». C’est qu’il y a parmi eux des prêtres et des moines, et qu’ils ne s’enflent pas d’orgueil ». Dès le début de l’islam des sectes violentes sont apparues, mais elles sont en dehors de l’islam tolérant et majoritaire. Leurs adeptes ont fait beaucoup de mal à l’islam car ils cherchent la violence gratuitement. Daesh en est un exemple actuel. Nous avons besoin d’une voie qui ramène les musulmans à la France et la France aux musulmans, aux chrétiens, à toutes les religions qui vivent ensemble. Pendant les premières années de l’islam, l’église et la mosquée pouvaient se partager le même lieu de prière ! À Damas par exemple, les musulmans et les chrétiens rentraient par la même porte, dans le lieu même où Jean-Baptiste est enterré et qui est aujourd’hui la Grande mosquée des Omeyyades.
Quels conseils donneriez-vous aux musulmans de France ?
Cheikh Mohamad Nokkari : Les Français qui se disent musulmans doivent connaître leur religion avec leur cœur et avec leur tête. On ne peut pas dire que l’on est musulman sans une démarche intellectuelle. Les pires ennemis de l’islam sont les ignorants, ceux qui se disent croyants mais qui ne connaissent pas leur religion. La jeunesse musulmane en France est composée de jeunes perdus qui ne connaissent pas l’islam en tant que religion d’amour ; ils sont vite influencés par des groupes extrémistes qui les détournent de la vérité. Ils sont un véritable danger public. Pour eux, l’islam se résume à prier et faire ramadan, mais il n’y a aucune culture religieuse, aucun travail intellectuel en amont. C’est beau de se consacrer à Dieu mais il faut se poser la question de ce que l’on apporte à l’humanité.
Beaucoup de Français sont inquiets face à la montée de l’islam en France et surtout des islamistes, que leur répondez-vous ?
Cheikh Mohamad Nokkari : Je comprends cette peur et je dis souvent que le fait d’avoir peur a ses raisons parce que malheureusement cela se vérifie chaque jour. Je préfère mille fois un musulman cultivé qu’un musulman au chômage qui se réfugie dans la criminalité. Les jeunes qui sont perdus le sont parce qu’ils ont quitté la religion, la vraie religion. Ces jeunes constituent un véritable danger pour la société et pour leur entourage. Il faut militer pour l’apprentissage des vraies valeurs de l’islam et récupérer cette jeunesse avant qu’il ne soit trop tard. Je demande à ce que les associations et les institutions islamiques prennent en charge ces jeunes et leur dispensent un enseignement religieux qui reconnaisse les valeurs exactes de l’islam. Je milite pour un islam français, pas un islam influencé par celui des autres pays : il faut un islam typiquement français, un islam cultivé.
Les instituions déjà existantes en France peuvent-elles remplir ce rôle ?
Cheikh Mohamad Nokkari : Non, il faut créer quelque chose de nouveau. Il existait à une époque une formation musulmane au sein de l’Institut catholique de Paris, pourquoi ne pas envisager de l’ouvrir à nouveau ? L’idéal serait une formation par les grands savants de l’islam. Et pour éviter tout risque de prise de contrôle par des intégristes, il faudrait que ces formations soient sous le contrôle de l’État et des intellectuels islamiques reconnus. Le Liban pourrait très certainement aider la France sur ce point. Il faut dans le même temps interdire à tous les Français de se rendre dans des universités théologiques à l’étranger, excepté celle d’al-Azhar au Caire.