Une certaine culture séculière voit le sexe comme étant la cause sous-jacente de la faute originelle. Cette interprétation préjudiciable du récit biblique, parfois déguisée sous les oripeaux de l’humour, dévalorise la sexualité en l’entachant d’un sentiment larvaire de culpabilité.
Et pourtant, la Genèse estime le sexe « très bon » (Gn 1, 31). Le Créateur l’a attribué expressément à l’humanité. « Homme et femme, il les créa. » Il a voulu l’union conjugale non uniquement pour la reproduction[1] mais pour que le couple uni par l’amour et formant « une seule chair » soit « l’image de Dieu » (cf. Gn 1, 27-28 ; 2, 24).
Ceci dit non pour fermer les yeux sur les débordements dus aux abus de la sexualité dans l’humanité. Mais il ne s’agit pas ici de recenser les comportements litigieux. Plutôt, de discerner entre ce qui relève du projet créateur et ce qui l’entrave.
La honte de la nudité
Si le sexe n’est pas la cause de la première faute morale de l’humanité, par contre le désordre qui découle de l’usage dévoyé de la sexualité en est la conséquence. C’est même là le premier effet de l’infraction originelle, qui est en fait une faute d’orgueil.
Dans l’état d’innocence, raconte la Genèse, « ils étaient nus, l’homme et la femme, et ils n’avaient pas honte l’un devant l’autre » (2, 25). Mais après leur désobéissance, « leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils connurent qu’ils étaient nus, et ils cousirent des feuilles de figuier et se firent des pagnes » (3, 7).
Cette réaction pudique s’explique du fait que l’extraversion de la conscience faisant suite à leur émancipation[2] a eu pour effet de créer un malaise en regard des attributs sexuels. Trompés par les incitations mensongères du serpent, ils croyaient que la manducation du fruit interdit les élèverait à la hauteur spirituelle des dieux[3]. Ils se voulaient libres et immortels comme des esprits. Et voilà qu’ils se découvrent prisonniers d’un corps en butte aux évacuations et appétits de la chair mortelle.
Or, comme le dit si bien l’Apôtre, l’esprit et la chair ne font pas bon ménage. « Car la chair convoite contre l’esprit et l’esprit contre la chair, il y a entre eux antagonisme, si bien que vous ne faites pas ce que vous voudriez » (Ga 5, 17).
Ainsi, après avoir fermé la porte de la Présence divine dans leur conscience intérieure pour se rendre maître de leur destin dans le monde extérieur, leurs yeux se sont ouverts sur leur condition charnelle. La honte qu’ils en ont éprouvée, c’est l’humiliation de l’esprit qui se découvre rabaissé dans un organisme semblable à celui des animaux habitant le monde sous-humain des multicellulaires, le 2e étage de la Maison de la vie (pour faciliter la lecture de cet article, référer aux illustrations graphiques ci-dessous).
La Présence divine
C’est alors qu’« ils entendirent le pas de Yahvé Dieu qui se promenait dans le jardin à la brise du jour… » Lu superficiellement, ce détail sur la déambulation divine « à la brise du jour » semble un anthropomorphisme candide, attribuable au scribe. Mais si l’on se souvient que le jardin d’Éden désigne l’intériorité humaine, on constatera que cette imagerie inspirée par l’Esprit Saint révèle en fait le mode de la Présence divine dans l’état d’innocence.
Contrairement à ce qu’a pu faire entendre une certaine culture religieuse, l’état primordial de l’âme spirituelle, lors de son incarnation comme principe vital du corps, n’est pas la béatitude. Car la vision béatifique est incompatible avec le péché. Si les premiers humains avaient été béats, ils n’auraient pas pu pécher puisque leur conscience aurait été totalement happée par la contemplation de la Divinité. De plus, ils n’auraient pas eu l’occasion d’exercer leur liberté, l’Objet ultime poursuivi par celle-ci ayant été saisi. Ils n’auraient pas eu besoin non plus d’évoluer en tant qu’espèce puisque leur développement aurait été maximal, leur création ayant été achevée.
Il s’ensuit que le mode de la Présence divine, avant la désobéissance, ne faisait pas l’économie de la foi. Elle devait être crue ! C’est-à-dire qu’elle devait être ressentie sans être vue, l’ÊTRE en SOI ne disposant pas d’organe proportionné à la vision de l’Être Suprême.
Ce constat autorise l’interprétation selon laquelle la Présence divine, dans la condition d’innocence, était fluctuante. Elle allait et venait dans l’intériorité comme un promeneur s’éloigne et se rapproche en faisant les cent pas pour se délasser « à la brise du jour », c’est-à-dire à la faveur des conditions extérieures à la conscience. Si l’homme et la femme ne pouvaient pas voir Dieu, ils pouvaient “entendre” son « pas » [4], c’est-à-dire que leur conscience pouvait plus ou moins saisir, en synergie avec des réalités extérieures changeantes, la trace de sa Présence créatrice. Une Présence discrète, donc, qui n’obnubilait pas leur liberté et sur laquelle ils pouvaient toutefois compter pour guider leur évolution face aux aléas dus à la matérialité.
L’écran de la nature
Mais voilà que leur décision de sortir d’eux-mêmes en tournant le dos à cette Présence fait tout basculer. « L’homme et la femme se cachèrent devant Yahvé Dieu parmi les arbres du jardin (Gn 3, 8). Le trouble de la conscience qu’ils éprouvent les incite à la dissimulation. Ils instrumentalisent la nature terrestre – « les arbres du jardin » – pour faire écran à Dieu.
Ainsi s’enclenche le déséquilibre psychique endémique de l’être humain. En se distançant de la nature terrestre pour échapper au regard de son Créateur, il devient étranger à la matrice – la mère Terre – qui lui a donné naissance. En place et lieu de la communion à la création dont il est issu, il se retrouve aliéné d’une nature qu’il ne comprend plus et lui fait peur.
Yahvé Dieu appela l’homme : “Où es-tu ?”, dit-il. – J’ai entendu ton pas dans le jardin, répondit l’homme, j’ai eu peur parce que je suis nu et je me suis caché. Il reprit : “Et qui t’as appris que tu étais nu ? Tu as donc mangé de l’arbre que je t’avais défendu de manger !” » (Gn 3, 7-12).
Déduction logique. Dieu remonte de l’effet à la cause. Tu sais que tu es nu parce que tu m’as désobéi. C’est pourquoi tu as peur et que tu te caches dans les buissons. Tu te sers de la nature extérieure pour ne pas entendre ma voix à l’intérieur de toi.
Changement de ton
« L’homme répondit : “C’est la femme que tu as mise auprès de moi qui m’a donné de l’arbre et j’ai mangé !” » La belle excuse ! On assiste ici à l’amorce d’une rivalité entre les sexes qui perdure à ce jour. Le temps de l’émerveillement de l’homme, qui s’extasie de trouver « l’aide » dont il a besoin à ses côtés[5], est révolu. L’arrogance du mâle pointe le nez. Le pelletage de la culpabilité atterri comme de raison sur le dos de la femme. Et même, Dieu n’y échappe pas. N’est-ce pas toi le responsable en bout de ligne, insinue l’homme ? N’est-ce pas toi qui, le premier, a fait l’erreur de mettre cette femme « auprès de moi » ?
Le vrai coupable
Yahvé Dieu dit à la femme : “Qu’as-tu fait là ?” et la femme répondit : “C’est le serpent qui m’a séduite et j’ai mangé” » (Gn 3, 12-13).
Le serpent ! Un serpent qui parle et conteste la Parole divine, ce n’est pas banal. Jusqu’ici, on n’a guère disserté sur ce mystérieux personnage. Il joue pourtant un rôle majeur dans le scénario de la chute. Que faisait-il dans le jardin aménagé dans l’intériorité humaine ?
Sous la figure mythique de cet animal, la tradition a su identifier l’ennemi de Dieu et des hommes : Lucifer. Mais pourquoi cet esprit angélique est-il présenté ici sous une forme animale ?
Selon la tradition judéo-chrétienne, sa révolte contre Dieu l’a fait déchoir du Ciel où il régnait en maître. Il était le plus beau et le plus intelligent de toute la hiérarchie angélique que Dieu avait créée. Mais dans le contexte de la Genèse, il est décrit comme l’un des « animaux des champs que Yahvé Dieu avait faits » pour démontrer sa déchéance au 2e niveau de la Maison de la vie.
En même temps, il est dit « le plus rusé de tous les animaux » pour faire allusion au pouvoir qu’il continue à exercer dans la structure universelle. Une position qui lui permet d’influencer l’évolution à ses fins sur « le tiers » (cf. Ap 12 , 4) de la vie terrestre.
L’astuce du serpent
Mais la création du genre humain au-dessus des espèces animales vient changer la donne. Le serpent en perd son emprise sur le monde terrestre au profit de l’homme.
Voilà pourquoi il s’est introduit dans l’Éden pour reconquérir ses anciens privilèges et étendre sa domination au 3e palier de la Maison de la vie. Il vise à s’emparer du monde réservé à l’humanité parce qu’il y reconnaît une étape décisive du projet divin. Il s’agit de la phase humaine de création contre laquelle il s’est insurgé avec véhémence. Il refusait de s’abaisser à servir d’intermédiaire pour la création de l’être humain, un organisme hybride à la fois chair et esprit, indigne du bellâtre super intelligent qu’il était en tant que pur esprit… ce qui a provoqué sa révolte et précipité sa destitution.
En définitive, le Tentateur ici vise à “contrôler” l’évolution de l’humanité en la tirant vers le bas, tout en lui faisant accroire qu’elle s’élèvera sous son autorité à une plus haute qualité vitale dans les hauteurs célestes du 4e palier. « Vous serez comme des dieux… »
La compassion
On peut déplorer amèrement que les premiers humains soient tombés dans le panneau du Tentateur. Mais compte tenu qu’ils étaient des êtres de chair au même titre que leurs successeurs dans le temps, on peut aussi éprouver de la compassion pour cette faiblesse que tous les humains partagent encore à ce jour avec eux. On peut même les estimer d’autant plus excusables si on les associe aux humains de la préhistoire qui émergeaient à peine de la condition animale et n’étaient sans doute pas encore très exercés au niveau rationnel et affectif.
Un tel point de vue miséricordieux fait ressortir la grande responsabilité de l’Archange déchu qui en fait le réel initiateur du péché originel. Une faute dont il s’était le premier rendu coupable en se révoltant contre Dieu qui lui avait pourtant assigné la mission de porter la lumière dans l’univers[6]. Plutôt que la vérité, conséquemment, il introduira le mensonge pour saboter la création divine et la faire basculer dans son camp. N’avait-il pas déjà entraîné dans sa chute le tiers des esprits célestes (cf. Ap 12, 4) ? Chassés du Ciel et tombés sur la Terre, ces anges démoniaques ont été contraints de se camoufler sous l’évolution de certaines formes animales pour tenter de se réapproprier la création entière.
Les représailles divines
Aussi, me semble-t-il légitime d’éprouver un grand amour pour les humains, des victimes plus que des coupables de la supercherie luciférienne. Du même souffle, on peut hautement apprécier le radicalisme des représailles du Créateur contre le Chef des démons.
Alors Yahvé Dieu dit au serpent : “Parce que tu as fait cela, maudit sois-tu entre tous les bestiaux et toutes les bêtes sauvages. Tu marcheras sur ton ventre et tu mangeras de la terre tous les jours de ta vie. Je mettrai une hostilité entre toi et la femme, entre ton lignage et le sien. Il t’écrasera la tête et tu l’atteindras au talon » (Gn 3, 14-15)
Quant Dieu maudit, c’est pour toujours. Dans l’infini, aucune issue possible à la malédiction. La conséquence d’être réduit à marcher sur le ventre et manger de la terre signifie que l’influence du serpent sera limitée au terrestre et qu’aucune prétention d’accéder aux valeurs célestes ne sera autorisée. Il ne devra absolument pas s’insinuer au niveau du développement spirituel de l’humanité (le 4e étage).
Tout n’est pas perdu
Quant à l’hostilité mise par le Créateur entre le serpent et la femme, elle indique la voie de sortie de l’impasse créée par le faux pas originel. L’humanité finira par échapper à l’emprise démoniaque grâce au lignage de la femme.
Étrange tout de même cette promesse de salut par la descendance. Pourquoi celle de la femme et non celle de l’homme ? Dans les cultures de l’Antiquité, seul le lignage de l’homme compte juridiquement.
Mais ici, l’Esprit Saint ne fait pas allusion à la descendance de l’homme en raison de sa vocation. Celle d’aménager la Terre pour qu’elle soit un habitat digne de l’humanité. Le pouvoir de libération de l’emprise du démon ne proviendra pas de l’exploitation extérieure de la matière terrestre.
Le salut passera par la femme parce que sa vocation d’enfanter désigne l’intériorité, l’âme, le cœur. Il ne s’agit pas d’un lignage physique mais d’un héritage spirituel. La Femme qui « crie dans les douleurs et le travail de l’enfantement » (Ap 12, 2) enfantera le Fils de l’homme. C’est Lui, le Fils de l’humanité tout entière, “l’homme nouveau” du 4e étage de la Maison de la vie, qui écrasera la tête du serpent, c’est-à-dire qu’il mettra fin à l’empire terrestre de Satan.
L’iconographie a illustré cette parlante prophétie par la Mère de Jésus se tenant debout sur un croissant de lune et écrasant la tête du démon. Mais on gagnerait à y voir aussi la contribution de toutes les femmes de l’Histoire, la féminité par excellence enfantant, en synergie avec l’Esprit Saint, le Libérateur de l’humanité. Le Fils de l’homme destiné a apparaître à la fin des temps pour instaurer définitivement le Règne de Dieu sur la Terre.
Mais cette victoire du Créateur sur les forces contraires de la création ne se fera pas sans peine, prédit la Genèse. La Créature nouvelle sera mordue au talon, le point d’impact sur la Terre d’un Être venu d’En-haut. Lors de cet atterrissage – une allusion à l’incarnation – se jouera le drame final, celui de la Croix douloureuse par laquelle Lucifer sera vaincu.
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Notes
[1] « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre ».
[2] Soit leur décision de ne pas tenir compte de l’interdiction divine.
[3] Pour saisir les implications de cette présentation, référer aux illustrations graphiques de cet article, reprises de mon ouvrage, L’évolution de l’Alpha à l’Oméga. Dans le schéma de la Maison de la vie, cette « hauteur spirituelle » correspond au 4e palier. Les premiers humains ambitionnaient de sauter directement du plancher du 3e, le monde de la conscience réfléchie, où ils se trouvaient au début de l’humanité, au 4e palier, le monde de la conscience unifiée. L’humanité a attendu l’avènement du Christ à « la plénitude des temps » (Ga 4, 4) – c’est-à-dire lorsque l’humanité est parvenue proche du terme de son évolution – pour accéder à ce niveau.
[4] La version TOB de ce verset traduit le terme hébreu par « la voix » plutôt que par « le pas » de la Bible de Jérusalem, sans doute par souci de cohérence avec le verbe “entendre”. « Or, ils entendirent la voix du Seigneur Dieu qui se promenait dans le jardin au souffle du jour ».
[5] « Pour le coup, c’est l’os de mes os et la chair de ma chair » (Gn 2, 23).
[6] Le nom de Lucifer, d’après sa racine latine (Lux = lumière, ferre = porter), signifie “porteur de lumière”,
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