Contrairement à ce que l’on aurait pu déduire de l’article précédent, le dogme de la création ne doit pas être amalgamé à la théorie de « l’atome primitif », dit “big bang”. La raison en est que l’Acte créateur et le début de l’univers visible ne se recoupent pas. Les scientifiques décrivent l’irruption de la MATIÈRE dans l’espace-temps. Tandis que la foi en un Créateur constitue une réponse au questionnement sur l’existence de la VIE. Il s’agit de comprendre notre raison d’être dans le déroulement de l’Histoire et la signification globale de l’univers visible et invisible.
C’est en considération de ce dernier point de vue que j’ai avancé, en conclusion, le concept d’actualisation de la création. Il reste à savoir si cette proposition est compatible avec le récit de la Genèse. À première vue, l’auteur biblique présente l’Activité créatrice au passé, comme étant achevée dès le commencement, ce qui semblerait contredire l’idée d’une création présentement en cours. Mais au second regard, les « jours » utilisés pour décrire des étapes successives de formation de l’univers peuvent renforcer l’idée d’un projet divin en mouvance dans le temps vers un accomplissement.
Les jours de la création
Dès le début de l’Église, les Pères ont soulevé le problème des sept « jours ». Ils se sont demandé à quelle sorte de jours l’auteur de la Genèse faisait allusion puisque le soleil n’a été créé que le quatrième jour ! La plupart en ont déduit que ces « jours » ne doivent pas être entendus dans le sens littéral d’une journée définie par rapport au périple quotidien du soleil.
Quelle sorte de jours [de la création] c’était, il est extrêmement difficile, et peut-être même impossible pour nous de le concevoir, et d’autant plus de le dire » (Augustin, La Cité de Dieu 11, 6). – « À tout le moins, nous savons qu’il [le jour de la création] est différent du jour ordinaire avec lequel nous sommes familiers » (Augustin, L’interprétation littérale de la Genèse 1, 19-20).
Origène est plus précis que saint Augustin dans sa contestation de l’interprétation littérale.
Celui qui a l’intelligence supposera que le premier, le deuxième et le troisième jour ont existé sans le soleil, la lune et les étoiles et que le premier jour, a été en quelque sorte également sans le firmament… Je ne peux supposer que quelqu’un puisse douter que ces choses indiquent figurativement certains mystères, l’histoire [de la création] étant survenue en apparence et non littéralement » (Origène, Les doctrines fondamentales 4, 1-16).
Figure, mystère, apparence ? Autour de l’an 208, Clément d’Alexandrie va jusqu’à mettre en question la notion d’une création associée au déroulement temporel.
Et comment la création aurait-elle pu avoir lieu dans le temps, vu que le temps est né de pair avec les choses qui existent ? … L’expression “quand ils furent créés” [Gn 2, 4] implique une production indéfinie et sans date » (Clément d’Alexandrie, Miscellanies 6, 16).
Une création « sans date », hors du temps ? L’utilisation de sept « jours » pourrait donc être mise sur le compte d’un procédé d’écriture visant des vérités difficiles à exposer, compte tenu de la pauvreté des outils culturels de l’auteur. Depuis des lustres, le nombre sept est un chiffre hautement symbolique. Entre autres, selon Thérèse d’Avila, il représente le nombre d’étapes mystiques successives dans l’ascension de l’âme vers la perfection et l’union à Dieu. La semaine serait alors un cadre approprié pour évoquer le cycle complet d’un Acte créateur qui englobe la totalité du temps, du commencement jusqu’à la fin.
Le repos du septième jour
Des théologiens millénaristes de toutes les époques ont envisagé cette hypothèse et ont associé aux six jours de la création six âges de la terre de mille ans, arguant que pour Dieu « mille ans sont à tes yeux comme le jour qui passe » (Ps 90, 4). Selon ces conceptions, nous en serions au sixième “jour” de l’univers, celui de la création de l’homme, tandis que le septième, celui du “chômage” divin, serait encore à venir. Remarquons que ce jour-là ne se termine pas par la formule des jours précédents : « il y eut un soir et il y eut un matin ». Une indication qu’il est sans fin, qu’il est éternel !
« Dieu conclut au septième jour l’ouvrage qu’il avait fait et au septième jour, il chôma, après tout l’ouvrage qu’il avait fait. Dieu bénit le septième jour et le sanctifia, car il avait chômé après tout son ouvrage de création » (Gn 2, 3).
Au livre de l’Exode, ce “chômage” est interprété comme un repos.
Car en six jours, Yahvé a fait le ciel, la terre, la mer et tout ce qu’ils contiennent, mais il s’est reposé le septième jour » (Ex 20, 8).
Ces passages fournissent un fondement théologique à l’observance du repos sabbatique, institué par Moïse au Sinaï. Repos dont l’être humain a besoin pour refaire ses forces physiques et, surtout, favoriser son essor spirituel.
Mais Dieu, Lui, aurait-il eu besoin de repos après avoir créé ? Il s’agit là d’un anthropomorphisme patent comme il s’en trouve abondamment dans le premier livre de la Bible. Limités qu’ils étaient dans la connaissance des attributs de la divinité, les auteurs projetaient sur le Créateur des dispositions très humaines. Ce qui a fait dire à quelqu’un que si Dieu nous a créés à son image et à sa ressemblance, nous le lui avons bien rendu.
Jésus a su replacer les choses dans leur vraie perspective. « Le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat » (Lc 6, 5), a-t-il nuancé. Et à ceux qui lui reprochaient d’avoir opéré une guérison le jour du sabbat, il répondait : « Mon Père est à l’œuvre jusqu’à présent, et j’œuvre moi aussi » (Jn 5, 17).
Des laconismes qui s’inscrivent en faux contre l’interprétation littérale du “chômage” de Dieu et confirment la notion d’un univers en cours de création. Car le « jusqu’à présent » de l’œuvre du Père, au temps de la vie terrestre de Jésus, est le même que notre « jusqu’à présent » à nous et celui des générations futures puisque Dieu est PRÉSENCE perpétuelle ! Il est, il était et il sera toujours dans l’acte de créer au PRÉSENT, quel que soit le point ponctuel du déroulement de l’espace et du temps que nous considérions. Avant qu’un soleil ne brille de tous ses feux, le Seigneur était dans l’Acte de le créer au PRÉSENT de ce lointain temps-là. Avant que l’humanité n’émerge de la condition animale antérieure, le Créateur planifiait sa venue au PRÉSENT de ce qui est devenu pour nous le passé préhistorique.
Ici et maintenant
Si donc Dieu agit toujours au présent, c’est ici et maintenant qu’il est en acte. Ce qu’il crée présentement, toutefois, ce n’est pas la matière terrestre et cosmique qui se déploie devant notre regard et les extensions scientifiques de nos sens. L’univers qui s’étale dans l’axe horizontal de la conscience humaine ressort de séquences dépassées de l’Acte créateur. La raison d’être de ces réalités visibles est d’assurer une structure d’assise à la création PRÉSENTE.
Mais engoncés que nous sommes dans la dimension spatiotemporelle, comment saisir l’Agir créateur actuel ? Tant que nous considérons la réalité extérieure, nous ne pouvons pas retenir l’instant fugace qui fuit comme un fantôme évanescent dans le flux du temps qui passe. Pour coïncider au PRÉSENT, nous n’avons pas d’autre possibilité que de plonger en nous-mêmes afin d’inscrire notre conscience dans l’axe vertical, là où nous entrons en relation avec l’Esprit divin qui “tournoie” (cf. Gn 1, 2) au-dessus de nous et nous invite à nous dépasser. Et voilà ! Nous sommes l’univers actuel que le Créateur sculpte, pétrit et transforme « à son image et à sa ressemblance ». Le devenir de la création, ce n’est pas dans les étoiles que nous pouvons l’apercevoir mais en nous-mêmes. Car c’est nous – les personnes de l’humanité actuelle – qui sommes les sujets de la création présente.
Lors donc que Jésus déclare « j’œuvre moi aussi », de quelle œuvre parle-t-il ? Celle visible du charpentier, il y a 2000 ans ? Plutôt, celle invisible du salut de l’humanité de toutes les époques ! Son œuvre est invisible. Invisible aussi est l’œuvre créatrice du Père. Elle s’effectue dans les profondeurs de l’intériorité de chacun, si toutefois nous consentons à être configurés au Corps du Verbe incarné. Dieu nous transforme dans son PRÉSENT éternel auquel nous coïncidons en prenant conscience de sa PRÉSENCE.
Cause première et causes efficientes
C’est une évidence pour tout le monde que Dieu ne crée pas directement les corps physiques. Nous l’avons déjà constaté, il crée par son Verbe. Le «Dieu dit » du récit, répété neuf fois, évoque les édits d’un Dieu souverain et tout-puissant qui crée par simples décrets. L’auteur laisse ainsi entendre que Dieu détermine les lois et les principes qui fondent la réalité. Par exemple, Dieu n’a pas eu à créer directement la matière. Mais il a suffit qu’il déclare « Que la lumière soit ! » pour que la matière en découle consécutivement. C’est pourquoi, ce qu’il décrète ne survient pas instantanément mais prend du temps à s’étaler dans l’espace. Un temps de préparation invisible et un temps pour la manifestation visible. Un temps de gestation – « Il y eut un soir et il y eut un matin » – et un temps pour naître – « et il en fut ainsi ».
Dans l’espace et le temps, il n’existe aucun être qui survienne ou serait survenu instantanément comme provenant de nulle part. Bien que toutes les réalités, sans aucune exception, doivent leur existence au Créateur en tant que Cause première de leur être, aucune n’a été créée sans le concours d’intermédiaires et hors du cadre universel ordonné par sa Providence. Toutes, sans exception, découlent de causes antérieures de même niveau. Et ce principe s’applique indistinctement aux objets inanimés et aux organismes vivants. Dans la réalité de l’espace et du temps, il ne peut exister d’effets sans des causes dites efficientes ou secondes.
C’est pourquoi l’interprétation voulant que le Créateur ait créé ex nihilo, comme par miracle, les premiers organismes dont découleraient tous les spécimens de chaque espèce relève de l’imagination nourrie par une culture dépassée. Si c’était le cas, seuls ces premiers organismes pourraient être dits créés, les spécimens de leur lignée résultant de leur fécondité et non de l’Agir créateur.
La distinction entre Cause première et causes secondes est capitale pour une juste appréhension de la réalité universelle. Bien que je reconnaisse, en toute conscience et gratitude, que Dieu soit le Créateur de ma personne, j’ai reçu l’existence par l’intermédiaire de mes parents dont les gamètes, lors de l’union conjugale, se sont mutuellement fécondés pour donner ce que je suis devenu physiquement mais non ce que je suis spirituellement. Mes parents sont la cause efficiente de mon corps tandis que Dieu est la Cause première du principe vital de ma personne.
Ce qui ne veut pas dire que Dieu n’ait pas créé aussi les réalités physiques. Il les a créées indirectement. Le Créateur a voulu que les réalités parviennent à l’existence en découlant les unes des autres. Il a voulu un univers qui se construit graduellement en interdépendance. Et comme le laisse entendre le Catéchisme de l’Église catholique, c’est en prévision de l’exercice de la liberté chez sa créature de pointe – l’humanité – qu’il a ainsi structuré l’univers.
« La création a sa bonté et sa perfection propres, mais elle n’est pas sortie tout achevée des mains du Créateur. Elle est créée dans un état de cheminement vers une perfection ultime encore à atteindre, à laquelle Dieu l’a destinée (no 302). Dieu est le Maître souverain de son dessein. Mais pour sa réalisation, il se sert aussi du concours des créatures. Ceci n’est pas un signe de faiblesse, mais de la grandeur et de la bonté du Dieu Tout-puissant. Car Dieu ne donne pas seulement à ses créatures d’exister, il leur donne aussi la dignité d’agir d’elles-mêmes, d’êtres causes et principes les unes des autres et de coopérer ainsi à l’accomplissement de son dessein » (no 306).
Vague et vide
C’est ici que la pensée du scribe devient accessible. Les “jours” de la création ne visent pas à désigner des laps de temps. Ils illustrent une gradualité dans la construction de l’univers. Les étapes s’y succèdent en interdépendance, les unes après les autres. Les réalités finales ne pourraient pas être bâties sans des assises assurées par ce qui les précède. On ne peut construire une maison sans d’abord établir une fondation. On ne peut installer un toit si les murs de la maison n’ont pas d’abord été érigés.
Cette gradualité dans l’acquisition de structures nouvelles implique un univers lancé sur la voie de transformations progressives, une évolution vers un but. D’après le récit, l’objectif en question a été atteint le sixième jour, lors de la création de l’humanité. Cette vérité ressort des six jours consacrés spécifiquement à la création. Habilement, le scribe y présente une structure littéraire qui va à l’encontre du « vague et vide » constaté au départ. Dans un article précédent, nous avons précisé que le « vague » symbolise l’indéterminé, le « vide » signifie l’absence d’être.
Or, les trois premiers jours, le Créateur détermine les lois qui vont à l’encontre du « vague » en précisant des contextes dans lesquelles les êtres pourront subsister. Le premier jour, il effectue une distinction entre la lumière et les ténèbres ; le deuxième jour, entre les eaux inférieures et les eaux supérieures ; le troisième jour, entre la terre ferme et l’océan.
Les trois jours qui suivent permettront de combler le « vide » initial par des êtres dans les espaces créés les trois premiers jours. Au quatrième jour, c’est la création des astres du jour et de la nuit, qui répond à la distinction entre la lumière et les ténèbres du premier jour. Le cinquième jour, la création des oiseaux et des poissons fait suite à la séparation entre les eaux du ciel et celles de la terre du deuxième jour. La création du sixième jour permettra de remplir d’organismes vivants (les animaux et les hommes) le continent qui a émergé des eaux le troisième jour. On le constate, les trois premiers jours de la création sont à lire en parallèle aux trois derniers, comme l’illustre le schéma ci-dessous.
Voilà une structure littéraire autrement plus parlante que l’acception littérale de son contenu. L’auteur inspiré n’aurait pas pu nous dire plus clairement de ne pas prendre son écrit à la lettre mais plutôt de décrypter sa structure qui révèle le caractère évolutif de la création.
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