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Moïse ne tolère aucune contestation de son autorité. Sous son leadership, toute récrimination est immédiatement interprétée comme un péché de révolte contre Dieu et puni avec la plus extrême sévérité. Soit qu’un fléau mortel décime le peuple, soit que les coupables sont foudroyés sur le coup. L’histoire de Co­ré et de deux cent cin­quan­te hauts di­gni­tai­res is­raé­li­tes est un exem­ple pa­tent de cet­te in­trans­igean­ce. Ils re­pro­chaient à Moï­se de «pas­ser la me­su­re» en s’élevant «au-des­sus de la com­mu­nau­té… C’est tou­te la com­mu­nau­té, ce sont tous ses mem­bres qui sont consa­crés» par la pré­sen­ce de «Yah­vé au mi­lieu d’eux» (Nb 16, 3), fai­saient-ils va­loir.

Les tremblements de terre ainsi que d’autres cataclysmes font prendre conscience de la précarité de la vie humaine et peuvent, de ce fait, provoquer des conversions (photo CNS/Mariana Bazo/Reuters).

Le Lé­vi­te était un dé­mo­cra­te avant la let­tre. Sans dou­te ne pou­vait-il plus ava­ler les dik­tats de Moï­se (cf. 16, 12-15)! Et il as­pi­rait à un gou­ver­ne­ment du peu­ple. Ne lui don­ne­rions-nous pas rai­son aujourd’hui? Pas seu­le­ment pour la gou­ver­ne po­li­tique mais pour la doc­tri­ne re­li­gieu­se. Sa concep­tion de la com­mu­nau­té consa­crée par la pré­sen­ce de Dieu n’est-el­le pas pro­phé­tique? On la di­rait is­sue de Va­ti­can II!

Mais cet avant-gar­dis­me lui co­ûte­ra la vie ain­si qu’à son grou­pe. De­vant la Ten­te du Ren­dez-Vous où Moï­se les convoque pour un ri­te d’offrande d’encens, la ter­re s’ouvre à la priè­re du pro­phè­te et en­glou­tit vi­vants les con­tes­ta­tai­res avec leurs fa­milles ce­pen­dant que les por­teurs d’encens sont consu­més par un feu qui «jaillit de Yah­vé» (Nb 16, 28-35).

Dé­bor­de­ment cha­ris­ma­tique

Nous as­sis­tons ici à un dé­bor­de­ment du pouvoir cha­ris­ma­tique de Moï­se. Les Is­raé­li­tes en sont bien cons­cients car le len­de­main, ils s’attroupent contre Moï­se et Aa­ron pour se plain­dre: «Vous avez fait pé­rir le peu­ple de Yah­vé» (Nb 17, 6). Ils ne dis­ent pas «Yah­vé a fait pé­rir…» mais «vous…». Ils cons­ta­tent que le pro­phè­te ne s’embarrasse plus d’exécuteurs de sen­ten­ces pour fai­re res­pec­ter son auto­ri­té. Son «cha­ris­me» opè­re di­rec­te­ment et n’épargne per­son­ne.

Pas mê­me les pro­ches. Tan­tôt, c’est la fem­me d’Aaron qui est frap­pée par la lè­pre pour avoir «osé par­ler contre» lui (Nb 12, 8). Tan­tôt, deux des fils du prê­tre sont brû­lés vifs de­vant le Sanc­tuai­re. Le mo­tif de ce châ­ti­ment? Avoir pré­sen­té à Yah­vé un ri­te d’encens non pré­vu par les rè­gles du cul­te… tel­les qu’interprétées par Moï­se, bien en­ten­du (Lv 10, 1-7).

De tel­les «exé­cu­tions» som­mai­res par la puis­san­ce de l’Esprit in­spi­rent une crain­te sans bor­nes dans le peu­ple hé­breu. El­les tis­sent le fi­let d’oppression d’une dic­ta­ture sans pi­tié in­sti­tuée au nom de Dieu. Le ré­gi­me théo­cra­tique de Moï­se igno­re la mis­éri­cor­de. Il ré­vè­le un Dieu ter­ri­fiant, un Dieu de co­lè­re et de ven­gean­ce, un Dieu qui fait mar­cher par la peur, fo­men­te les fléaux et pla­ni­fie les ca­ta­clys­mes pour pu­nir Son peu­ple, qu’Il me­na­ce à tout in­stant d’anéantir pour des pec­ca­dilles.

Ce Dieu-là est pra­ti­que­ment aux anti­po­des du Pè­re que Jé­sus ma­ni­fes­te­ra plus tard. En ré­ali­té, le Dieu de Moï­se est in­dis­so­cia­ble tant du ca­rac­tè­re vio­lent du pro­phè­te que des condi­tions de vie in­sup­por­ta­bles du peu­ple hé­breu au dé­sert. Il est plus la pro­jec­tion d’une cer­tai­ne condi­tion hu­mai­ne que la ré­vé­la­tion du Dieu vé­ri­ta­ble: l’Amour qui trans­cen­de l’univers.

«Pou­voirs» mal ca­na­li­sés

Mais quelques millé­nai­res plus tard, c’est vi­te dit de pré­su­mer que Moï­se a pu abu­ser de ses pou­voirs sur­na­tu­rels. Dieu dé­ver­se les dons de Son Es­prit dans des va­ses bien fra­gi­les. Moï­se était un ap­pren­ti de l’Esprit.

En­co­re ici, l’évolution hu­mai­ne a dû pas­ser par un che­min ar­du pour ap­pren­dre à ca­na­li­ser les for­ces de l’Autre mon­de dans la bon­ne di­rec­tion. Avant de par­ve­nir à la sa­ges­se de l’enseignement et de la pra­tique de Jé­sus, l’humanité, au tra­vers des pro­phè­tes, a pro­cé­dé com­me à tâ­tons avec l’Esprit.

Moï­se ne se­ra donc pas le der­nier à s’intoxiquer de pou­voirs cha­ris­ma­tiques au point de se croi­re au-des­sus de l’humaine na­ture. En­tre au­tres, le pro­phè­te Élie et l’apôtre Pier­re tom­be­ront ponc­tuel­le­ment dans le mê­me piè­ge.

Le feu d’Élie

L’Ecclésistique fait l’é­lo­ge d’Élie dont la «pa­ro­le brû­lait com­me une tor­che» (Si 48, 1). L’expression est à pren­dre à la let­tre puisque le pro­phè­te a fait des­cen­dre le feu du ciel à trois re­pri­ses, sou­tient Si­ra­ci­de (v. 3). «Com­me tu étais glo­rieux, Élie, dans tes pro­di­ges, s’exclame-t-il! Qui peut dans son or­gueil se fai­re ton égal?» (v. 4).

On connaît bien le ré­cit de la com­pé­ti­tion du Car­mel (cf 1 R 18, 20-40). Élie est seul contre qua­tre cent cin­quan­te pro­phè­tes de Baal. Il fait des­cen­dre le feu du ciel sur l’holocauste de Yah­vé ce­pen­dant que ce­lui de Baal de­meu­re in­tact, en dé­pit des in­can­ta­tions de ses pro­phè­tes. La vic­toi­re du pro­phè­te hé­breu est cé­lé­brée par un mas­sa­cre. «Élie les fit des­cen­dre près du tor­rent du Qis­hôn, et là il les égor­gea» (18, 40).

L’on ne peut pas di­re qu’Élie se soit ser­vi di­rec­te­ment de son cha­ris­me pour tran­cher les qua­tre cent cin­quan­te gor­ges. En une au­tre oc­ca­sion, pour­tant, il n’hésitera pas à fai­re tom­ber le feu sur les deux pre­miè­res trou­pes de cin­quan­te hom­mes en­voyés le qué­rir par le roi (2 R 1, 9-13). Dans le cas des pro­phè­tes de Jé­za­bel, c’est tout de mê­me l’exercice de son cha­ris­me qui lui oc­ca­sion­ne son zè­le san­gui­nai­re, on ne peut plus ex­ces­sif, pour Yah­vé.

Mais le com­man­de­ment de ne pas tuer s’applique à tous les hu­mains sans ex­cep­tion, mê­me les a­mis de Dieu. Aus­si, lors­qu’Élie fuit au dé­sert les re­pré­sailles de Jé­za­bel, son cri­me le han­te. Il est te­naillé par un af­freux sen­ti­ment de cul­pa­bi­li­té (1). Il sou­hai­te mou­rir. Au plus creux de la dé­pres­sion, il prie Dieu: «C’en est as­sez main­te­nant, Yah­vé! Prends ma vie, car je ne suis pas meilleur que mes pè­res» (1 R 19, 4).

L’histoire d’Ananie

Les Ac­tes des Apô­tres ne rap­por­tent pas un re­pen­tir pa­ral­lè­le chez Pier­re après l’exécution d’Ananie et de Sa­phi­re (cf. Ac 5, 1-12). Avant de fai­re don de leur pro­prié­té à la com­mu­nau­té, le cou­ple s’était ré­ser­vé une par­tie du prix de ven­te. Ce «men­son­ge» de­vait leur mé­ri­ter une mort fou­droyan­te, or­don­née par Pier­re.

Le mal­heu­reux in­ci­dent a pu se pro­dui­re, me sem­ble-t-il, en rai­son de l’inexpérience de Pier­re avec les cha­ris­mes de l’Esprit. La Pen­te­cô­te était en­co­re ré­cen­te. Pour les croyants re­grou­pés au­tour des Apô­tres, il res­tait en­co­re bien des in­cer­ti­tu­des dans la dé­mar­che com­mu­nau­tai­re à sui­vre.

Plus tard, les contours du do­mai­ne de l’Église se pré­ci­se­ront da­van­tage. Si bien que j’imagine mal Pier­re ac­com­plir un «si­gne» (v. 12) aus­si ra­di­cal et ex­tré­mis­te à la fin de sa vie.

L’épisode auto­ri­se ce­pen­dant à sup­po­ser que Pier­re a été ten­té d’utiliser les cha­ris­mes de l’Esprit pour une oeu­vre com­mu­nau­tai­re dif­fé­ren­te de cel­le qui se ma­ni­fes­te­ra plus clai­re­ment avec le temps. En tant que chef des Apô­tres et de la com­mu­nau­té, il a jon­glé pen­dant un cer­tain temps avec la ten­ta­tion de se croi­re un nou­veau Moï­­se, ca­pa­ble de fou­droyer par l’Esprit et ha­bi­li­té à exer­cer le ju­ge­ment à tous les ni­veaux, mê­me pour ce qui re­lè­ve de la jus­ti­ce ci­vi­le.

Le pro­jet de Jé­sus

Mais ce n’était pas ce que vou­lait Jé­sus pour son Égli­se. Plu­sieurs an­nées ont pu s’écouler avant que les Apô­tres par­vien­nent à le com­pren­dre tout à fait. Ils se sont sou­ve­nus alors que le jour mê­me de sa mort, Jé­sus dé­cla­rait à Pi­la­te que son Royau­me n’était «pas de ce mon­de». Le Sei­gneur leur avait éga­le­ment en­sei­gné de ren­dre «à Cé­sar ce qui est à Cé­sar et à Dieu ce qui est à Dieu».

En ce­la, le pro­jet de Jé­sus se dis­tin­guait ra­di­ca­le­ment des concep­tions so­cio-re­li­gieu­ses de ses con­tem­po­rains. Sous la Pre­miè­re Al­lian­ce, on ne per­ce­vait pas une li­gne clai­re de dé­mar­ca­tion en­tre la vie po­li­tique et la re­li­gion. Les dis­ci­ples de Jé­sus de­meu­re­ront long­temps mar­qués par cet­te men­ta­li­té qui jus­ti­fiait l’usage des moyens vio­lents pour im­po­ser la vé­ri­té re­li­gieu­se.

«Sei­gneur, veux-tu que nous or­don­nions au feu de des­cen­dre du ciel et de les consu­mer?» (Lc 9, 54), de­man­dent Jacques et Jean au re­tour d’une tour­née d’évangélisation. Dé­ci­dé­ment, le cha­ris­me d’Élie brû­lait en­co­re dans l’esprit du temps.

Ce Jean est «l’apôtre que Jé­sus a ai­mé», l’auteur des épî­tres et d’un évan­gi­le em­preints d’une spi­ri­tua­li­té stra­tos­phé­rique. Mais pour l’heure, il ma­ni­fes­te une bien ter­res­tre frus­tra­tion. Les deux frè­res vien­nent en ef­fet d’essuyer une re­buf­fa­de d’un villa­ge de Sa­ma­rie. De là leur dé­sir de re­pré­sailles par le «feu du ciel». Leur as­pi­ra­tion à un pou­voir sur­na­tu­rel de des­truc­tion se mé­ri­tait ce­pen­dant une vi­ve ré­pri­man­de (v. 55) de la part de Jé­sus.

Le fait que les deux dis­ci­ples de­man­dent la per­mis­sion pour exer­cer ce cha­ris­me in­dique que Jé­sus dé­te­nait un tel pou­voir. Mais les nom­breux si­gnes qu’il a vou­lu ac­com­plir pour ap­puyer sa mis­sion étaient, sans équi­voque, des ac­tes qui cons­trui­sent et non qui dé­trui­sent, des ac­tes de bon­té. Des ac­tes qui re­flé­taient un au­tre vi­sa­ge de Dieu que ce­lui de la co­lè­re et de la ter­reur. Le Vi­sa­ge de la mis­éri­cor­de, du par­don, de la com­pas­sion.

Jé­sus «a pas­sé en fai­sant le bien et en gué­ris­sant tous ceux qui étaient tom­bés au pou­voir du dia­ble» (Ac 10, 38). Dans le contex­te du dis­cours de Pier­re rap­por­té ici, ce «pou­voir du dia­ble» doit s’entendre dans un sens lar­ge et non dans le sens res­tric­tif des pos­ses­sions dia­bo­liques. Il s’agit d’un pou­voir de Sa­tan sur la créa­tion tout en­tiè­re qui s’étend à tou­tes les for­mes et ef­fets du mal de quelque na­ture qu’il soit.

Les exé­cu­tions «sur­na­tu­rel­les» ac­com­plies par Moï­se, Élie et Pier­re étaient un ef­fet du mal, une ma­ni­fes­ta­tion du pou­voir de Sa­tan, mê­me si ce mal était per­pé­tré, soi-disant, au nom de Dieu. Bien que Jé­sus ait été doué de pou­voirs cha­ris­ma­tiques plus que tous les pro­phè­tes ré­unis, il n’aurait ja­mais agi ain­si.

Jé­sus a com­bat­tu le mal non par le mal mais par le bien, par l’amour. Et plu­tôt que de ré­pon­dre au mal par la vio­len­ce, il a en­joint ses dis­ci­ples à ai­mer les en­ne­mis et à prier pour les per­sé­cu­teurs, imi­tant ain­si, a-t-il pré­ci­sé, la mis­éri­cor­de du Pè­re qui «fait le­ver son so­leil sur les mé­chants et les bons et tom­ber la pluie sur les jus­tes et les in­jus­tes» (Mt 5, 45).

Le so­leil pour­voit cha­leur et lu­miè­re; la pluie rend fer­ti­le la ter­re. Dieu dis­pen­se gé­né­reu­se­ment et sans dis­cri­mi­na­tion. N’émane de Lui que le ­positif, le bien, la bonté. Sa vo­lon­té est de ren­dre fé­con­de tou­te vie. Aus­si bien au plan ter­res­tre —où bons et mé­chants doi­vent par­ta­ger la mê­me condi­tion hu­mai­ne et se sou­met­tre in­dis­tinc­te­ment aux mê­mes contin­gen­ces— qu’au plan sur­na­tu­rel. Il fait briller le So­leil de son Es­prit sur tous les hom­mes et fait pleu­voir Sa Grâ­ce sur les pé­cheurs com­me sur les saints.

Car qui sait si de­main l’ennemi ju­ré ne se mue­ra pas en ami très cher? Et qui peut di­re si, aujourd’hui-même, le cri­mi­nel d’hier n’entrera pas dans le Cœur de Dieu (cf. Lc 23, 43)?

Note

1- L’on peut apercevoir, en fili­grane des récits de l’exécution du groupe de Coré ainsi que des deux fils d’Aaron, des traces d’un semblable sentiment de culpabilité qu’aurait éprouvé Moïse. Dans le premier cas, le prophète ordonne que les encensoirs des partisans de Coré, «sanctifiés au prix de la vie de ces hommes» (Nb 17,3), soient battus en plaques pour recouvrir l’autel. Il tentera également de consoler Aaron de la perte de ses fils en lui recommandant de ne pas se mettre en deuil car «c’est toute la maison d’Israël qui pleurera vos frères, ces victimes du feu de Yahvé» (Lv 10,6).  (Lire la suite, huitième article)

N. B. Cette série d’articles est tirée de Pour discerner l’action de l’Esprit, publié en 1998 aux Éditions Spirimédia.

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