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La juxtaposition du mythe de l’androgyne et de l’épisode de la création de la femme, dans l’article précédant, a mis en évidence le genre littéraire commun aux deux récits. Ce rapprochement aura pu choquer certains croyants qui désapprouveraient le fait de considérer sur un même plan, mythologies et narrations bibliques. Et ils auraient raison de voir dans les mythes une production imaginaire de la culture d’une époque donnée, et d’affirmer que les récits bibliques constituent une révélation de Dieu à l’humanité de tous les temps.

Cette réserve de foi étant admise, il demeure pourtant que la Signature divine de l’Écriture sainte chapeaute l’entité biblique et pas nécessairement le mot à mot de passages isolés, possiblement même en disharmonie avec les évangiles. L’Ancien Testament a été rédigé à diverses époques par nombre de scribes de milieux différents[1]. La participation humaine à sa rédaction est très importante et ne devrait pas être occultée. Car cette bibliothèque héritée du judaïsme ne contient pas que la Parole divine ; elle témoigne en même temps de l’évolution de l’humanité, confrontée progressivement au mystère divin.

Il est donc tout à fait justifié d’identifier les éléments attribuables aux rédacteurs, marqués qu’ils ont été par la culture de leur temps, ne serait-ce que pour faire abstraction des contextes accidentels entourant leurs travaux d’écriture. Un tel dépistage peut même prédisposer à l’écoute de la Parole divine. puisque c’est en filigrane de la lettre que peut être saisi le message transcendant. Dans beaucoup de cas même, c’est précisément l’exclusion du sens littéral qui ouvre l’esprit au Sens véritable.

L’identification du volet humain de l’Écriture, toutefois, ne garantit pas automatiquement l’accès à l’authentique Parole divine. Ce qui a été écrit sous l’inspiration doit également être lu sous l’inspiration. En scrutant le texte pour être saisi au cœur et nourri dans l’âme par son contenu, le lecteur croyant, ainsi disposé, plonge dans la profondeur de l’Esprit qui l’a fait écrire.

La formation des mythes

Pour en revenir au deuxième récit de la création, constatons d’abord que ce texte est unique dans les annales littéraires de l’humanité. Sans l’aide de l’Esprit, il n’aurait pas pu voir le jour. Son genre, pourtant, relève partiellement du mythe en ce sens qu’il vise à répondre, tout comme les mythologies, aux incontournables questionnements de la rationalité face à l’existence terrestre.

Or, les sociétés de l’Antiquité ne disposaient guère de moyens pour rendre compte de la réalité et calmer les inquiétudes de la raison. Par contre, elles jouissaient d’une imagination inventive ! Les mythes venaient alors suppléer à l’ignorance en se constituant en interaction entre les problématiques intellectuelles et les constructions imaginaires.

Dans le cours général de l’histoire, ces deux composantes se sont manifestées dans des proportions variées et inversement proportionnelles, en lien avec l’acquisition graduelle de la rigueur rationnelle. De sorte que les débordements imaginaires typiques des mythes les plus anciens sont considérablement réduits dans la Bible par une rationalité accrue. Les mythes bibliques sont plus réalistes que ceux de l’Antiquité profonde ainsi que ceux des populations primitives du simple fait qu’ils sont plus jeunes et ont été formés en synergie avec une logique rationnelle plus développée. Ce qui leur assure une crédibilité plus grande et fait que l’on tende spontanément à les recevoir symboliquement, et non littéralement.

Aujourd’hui, je doute qu’il y ait des croyants qui interprètent à la lettre la création de la première femme à partir d’une côte ou d’un côté du premier homme. Ils savent intuitivement que ce sont là des images, qu’une femme n’est pas une partie ou même une moitié d’homme et que le sexe féminin a été créé de la même manière que le sexe masculin, sans intervention chirurgicale de la part du Créateur.

 Le don de l’amour

On le comprendra mieux si l’on accepte l’idée que la facture des mythes ne vise pas tant à rapporter des événements remontant au début historique de l’humanité qu’à évoquer en parabole, par une mise en scène imagée, des valeurs qui permettent en définitive de fonder les relations sociales sur des modèles transcendants.

Les deux mythes en l’occurrence, celui de Platon et celui de la Genèse, réagissent à une même problématique à propos de la différentiation sexuelle du couple. Ils soutiennent, chacun à sa manière, que les sexes sont complémentaires et égalitaires, étant établis au même niveau de nature. De sorte que c’est de l’union de l’homme et de la femme que ressort le visage plénier de l’humanité. Une vérité qu’entérine aussi le premier récit, comme nous l’avons déjà constaté, en associant audacieusement « l’image de Dieu » au couple.

Dieu créa l’homme [l’humanité] à son image,
à l’image de Dieu il le [la] créa.
Homme et femme il les [la] créa » (Gn 1, 27).

Cet enseignement n’est pas banal. Il pouvait inspirer une évolution positive de la société dans laquelle il a été promulgué sous la forme du mythe. Car les cultures antiques, aussi bien grecque qu’hébraïque, attribuaient un statut d’infériorité à la femme et consacraient, dans la pratique sociale, la domination du sexe masculin sur le sexe féminin.

Mais là s’arrête la commune valeur du mythe de l’androgyne et du récit biblique. Comme je le signalais en conclusion de l’article précédent, “l’opération chirurgicale” pour la création de la femme ne représente pas un châtiment pour une faute d’orgueil comme dans le mythe de l’androgyne. Et c’est en cela précisément que réside la vérité que l’humanité n’aurait pas pu trouver d’elle-même sans l’aide de l’Esprit Saint. À savoir que le double visage sexuel de l’humanité est un don de la Providence divine : le cadeau de l’amour.

« C’est pourquoi l’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme, et ils deviennent une seule chair » (Gn 2 24). Quelle beauté ! Quelle vérité réconfortante en regard de la blessure punitive infligée à l’androgyne par Zeus, le dieu suprême du paganisme !

Et voilà un autre renversement des atavismes sociaux de bien des cultures, anciennes et encore actuelles : c’est l’homme qui doit quitter père et mère et non la femme. Le sexe masculin doit rompre ses liens de dépendance pour s’unir affectueusement au sexe féminin afin de former une nouvelle unité, la famille, cimentée par l’amour. Il y a ici un argument fondateur de la monogamie face à la polygamie où les femmes sont considérées comme des appendices utilitaires de la vie sociale et prises pour exutoire des pulsions sexuelles des mâles.

« Or tous deux étaient nus, l’homme et sa femme, et ils n’avaient pas honte l’un devant l’autre » (v. 25). Dieu les avait faits l’un pour l’autre. Comment auraient-ils pu être scandalisés par les différences morphologiques que leur nudité étalait au grand jour ? Ils ne pouvaient qu’éprouver de la reconnaissance au Créateur pour leur complémentarité et jouir joyeusement de la béatitude charnelle de leur union amoureuse. En toute innocence ! Ils étaient purs, sans arrière-pensée, sans dissociation de la conscience par un retour égocentrique sur soi.

Mise en scène

Telle était la création conforme à l’intention du Créateur, explique le scribe. Mais l’innocence n’aura pas la vie dure. Le plan de création ne tardera pas à être mis à l’épreuve avec l’entrée en scène d’un être louvoyant dans le jardin. Le jardin de l’intériorité humaine, ne l’oublions pas !

« Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs que Yahvé Dieu avait faits… » Que vient faire cet animal dans l’Éden aménagé pour l’homme ? Comment a-t-il pu se faufiler au milieu des virtualités que le Créateur a “plantées” dans l’âme en vue du développement et du plein épanouissement de la nature humaine ?

Le serpent est l’un de ces animaux que Dieu « avait faits » par le même moyen que l’homme, soit à partir « du sol ». Ce qui implique que l’homme et les animaux partagent une même racine matérielle et biologique. Le serpent toutefois est un être rampant. Contrairement à l’homme, il ne peut se mettre debout pour marcher au-dessus du sol, c’est-à-dire au-dessus du terrestre. Il est contraint d’avancer sur son ventre, collé à la terre, ce qui l’exclut de l’espace entre Terre et Ciel, donc, entre ce qui appartient au terrestre et ce qui concerne les réalités célestes de la Divinité.

L’homme, quant à lui, domine le règne animal puisqu’il sait donner un nom aux êtres. Rappelons qu’après lui avoir insufflé directement son « haleine de vie », le Créateur s’est assuré qu’il était bien établi dans son domaine propre : la rationalité.

Or, cette faculté, en développant l’univers mental des connaissances, constitue le facteur déterminant de la bonne conduite humaine. Tandis que ce sont les perceptions sensorielles qui conditionnent le comportement du règne animal. C’est donc du palier d’en dessous, le niveau évolutif antérieur à l’homme, celui de la sensorialité, que s’amène le contestataire de l’ordre établi par le Créateur dans la création. Il est dit « le plus rusé des  animaux des champs  » pour signifier qu’il est le plus évolué du règne animal et côtoie le monde humain qui, au départ de l’humanité, en émerge à peine. Si bien qu’un dialogue entre l’homme et l’animal peut s’engager. (Pour mieux comprendre les implications sous-jacentes à cette présentation sommaire, voir, ci-dessous, l’illustration graphique, tirée de mon ouvrage L’évolution de l’Alpha à l’Oméga.)

L’essor de la substance vivante dans le temps, depuis 3,8 milliards d’années, est représenté sous la figure d’une Maison de quatre étages, appelés “mondes”. Chaque palier détient un moyen de communication avec l’extérieur qui lui est propre : le toucher (tactilité) pour les unicellulaires (les micro-organismes), les sens (sensorialité) pour les multicellulaires (les animaux), la raison (rationalité) pour la conscience réfléchie (les humains) et l’Esprit (spiritualité) pour la conscience unifiée (le Corps mystique).

Cette métaphore touche au rapport entre la logique rationnelle et la perception sensorielle. Transposé au plan de l’intériorité humaine, le serpent symbolise donc l’interférence des sens sur la raison.

« …Il dit à la femme :… » Pendant toute la durée de l’échange, le serpent s’adresse uniquement à la femme. L’homme semble absent. L’auteur du récit aurait-il voulu signaler par là que la tentation s’insinue dans l’humanité par le biais de la fragilité et de l’instabilité du sexe dit “faible” ? Ou encore que la femme serait moins bien pourvue en intelligence que l’homme puisque c’est elle qui se rend aux arguments du serpent ?

La suite du texte évince de telles inductions sexistes. Il faut plutôt voir, dans ce choix de la femme comme intervenante du dialogue avec le serpent, une intention précise du rédacteur. Il veut souligner l’égale responsabilité du couple dans la faute et éviter qu’elle soit imputée à l’un ou l’autre sexe isolé. S’il avait plutôt mis l’homme en scène, la responsabilité de la femme aurait été à tout le moins amoindrie, sinon même nulle. En attribuant à la femme l’initiative, l’auteur s’assure ainsi que ni la femme ni l’homme n’échappe à leur commune responsabilité puisque le péché est consommé seulement après que l’homme ait mangé lui aussi le fruit interdit. « Elle prit de son fruit [de l’arbre] et mangea. Elle en donna aussi à son mari, qui était avec elle, et il en mangea. Alors leurs yeux à tous les deux s’ouvrirent… » (Gn 3, 6-7).

Étrange, tout de même, ce silence de l’homme ! Pourtant, durant l’échange avec le serpent, souligne l’auteur, il « était avec elle ». Son absence du débat le fait voir comme un être passif et mou qui se soumet à sa femme sans discussion. Une lavette, quoi ! Ce qui contraste avec la femme, plutôt délurée, entreprenante, brillante. Bien loin d’être inférieure, elle apparaît plus solidement établie dans la rationalité que son homme.

 La tentation

Donc, le serpent dit à la femme : « Alors, Dieu a dit : Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin ? » La question est tordue. La « ruse » du serpent consiste à déformer les faits pour tromper et détourner de la vérité. Elle caractérise le personnage réel qui se cache sous la figure de l’animal : le Menteur, le rival, l’ennemi du Créateur qu’il veut faire passer pour un despote. Après avoir installé l’homme et la femme dans le jardin où il avait fait « pousser toute espèce d’arbres séduisants à voir et bons à manger », Dieu, fait-il entendre, leur aurait interdit de manger « de TOUS les arbres », les privant ainsi de nourriture essentielle au maintien de leur vie et au développement de leurs potentialités.

Mais la femme n’est pas dupe du discours fallacieux.

« Nous pouvons manger du fruit des arbres du jardin. Mais du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez pas, sous peine de mort » (Gn 3, 1-3).

Démontée, l’astuce ! Mais le Tentateur ne se tient pas pour battu. Il se fait plus direct. « Pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! » Il entame la certitude rationnelle de la femme en attaquant emphatiquement la vérité à sa Source. Dieu vous trompe, susurre-t-il. Car il « sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux, qui connaissent le bien et le mal » (Gn 3, 4-5). Il vous ment pour vous empêcher de vous réaliser pleinement comme êtres autonomes, lucides et responsables. Dieu a tout intérêt à vous tromper car il ne veut pas de rivaux. Il ne peut vous permettre de vous élever dans l’ordre de l’être à une plus haute altitude – ce que le fruit de l’arbre vous donnerait – parce que vous menaceriez sa suprématie. Il ne veut pas que vous décidiez vous-mêmes de ce qui est bien et de ce qui est mal en fonction de vos intérêts. Il ne veut surtout pas que vous preniez le contrôle de vos vies et déterminiez votre devenir par vous-mêmes.

La femme est déstabilisée. Sa conscience, tout à l’heure si solidement rationnelle, glisse imperceptiblement. Elle se veut ouverte à d’autres possibilités que les connaissances imposées d’En-haut – les vérités célestes – et estime devoir tenir compte aussi du point de vue d’en bas – les apparences terrestres – tel qu’exposé par le plus évolué des animaux créés par Dieu. « La femme vit que l’arbre était bon à manger et séduisant à voir et qu’il était, cet arbre, désirable pour acquérir le discernement. » Elle “voit” que l’arbre est bon au “goût” et qu’il est de belle apparence. Ainsi, elle est entraînée par les perceptions sensorielles à régresser au niveau de la conscience animale. Cette chute du rationnel au sensoriel est aiguillonnée par le désir d’« acquérir le discernement ». Mais quel discernement ?

(À suivre)

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Note :

[1] Rappelons que l’Ancien Testament est constitué de textes anciens de divers genres et styles littéraires : livres prophétiques, recueil de prières, écrits sapientiaux, récits historiques, code moral, rituels liturgiques, etc. L’interprétation doit tenir compte de cette diversité, de telle manière que fables, paraboles, légendes, mythes, par exemple, ne soient pas reçues, à la lettre près, comme des comptes-rendus historiques.

 

La suite: Le JE et le MOI

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